« Fuocoammare », tourné à Lampedusa, est une énorme baffe salutaire à la face de l’Europe retranchée. Un film choc qui remue les consciences sans pour autant négliger sa construction formelle.
À quoi sert le cinéma documentaire ? Pour le réalisateur Gianfranco Rosi, si les images d’actualité qui « écrasent notre perception » sont du domaine de l’essai, alors son film ressemble à de la poésie. « Les 20 mots d’un poème, avec les blancs, les silences et les marges d’interprétation qu’ils contiennent, peuvent en dire beaucoup plus que les 20.000 mots d’un essai », confie-t-il lors d’un long entretien dans le dossier de presse.
Et de poésie, « Fuocoammare » n’en manque pas. Les premières images plantent le décor, sur cette île de Lampedusa où le vent souffle en permanence. Le jeune Samuele, qu’on va suivre pendant une heure et demie, confectionne un lance-pierre avec lequel il va chasser des oiseaux. Le cadre est travaillé au centimètre près, le son mixé pour que le spectateur soit immergé dans l’ambiance du lieu. Rosi filme d’ailleurs seul, ne laissant à personne le soin de manipuler son objectif ou son micro. Séquence suivante. Les installations militaires de l’île et les premières paroles : « How many people ? What’s your position ? » Des questions répétées imperturbablement par les garde-côtes italiens, en réponse à l’appel de détresse d’une embarcation de réfugiés.
Jusqu’à la fin, le film alternera les images de la vie ordinaire de l’île et les séquences chocs des sauvetages en mer et des procédures du « hotspot », où les arrivants sont identifiés puis retenus. Comme si ces deux univers ne pouvaient se rejoindre. C’est d’ailleurs la stricte réalité, tant les habitants sont désormais peu en contact avec les réfugiés depuis le début des interceptions en mer de l’opération Mare nostrum. Le lien cinématographique est assuré par Pietro Bartolo, directeur de l’hôpital local, qui partage son expérience de médecin tant au service des îliens que des réfugiés. Sa longue intervention, photos à l’appui, nous prépare à l’horreur : cette séquence terrible du sauvetage où l’on découvre que l’embarcation de fortune contient des dizaines de cadavres.
« Fuocoammare » – littéralement « La mer en flammes » –, c’est aussi un titre en forme de figure de style qui sied parfaitement à la narration poétique. Cet oxymore vient d’une chanson que tous les habitants de ce roc européen planté à 110 kilomètres des côtes africaines connaissent. Lors de la Seconde Guerre mondiale, l’aviation britannique avait bombardé un navire italien au large de l’île ; les flammes avaient été visibles de la terre ferme, donnant l’impression d’une mer de feu.
Et pour continuer sur la lancée des figures de style utilisées en poésie, le film nous gratifie d’une métaphore géniale, évidente à la première vision, mais que le cinéaste dit pourtant n’avoir pas prévue : Samuele, le jeune protagoniste, découvre qu’il souffre de ce qu’on appelle un « œil paresseux ». Celui-ci ne fait pas remonter au cerveau les informations dont il dispose. Le remède est simple : occulter l’œil sain et forcer l’autre à regarder. Mais lorsque le traitement commence à faire effet, Samuele éprouve soudain un manque de souffle, une sorte d’anxiété qui lui bloque la respiration. Comment ne pas penser dès lors que Samuele, c’est nous tous, c’est l’Europe aisée qui ne peut rester indifférente au drame qui se joue en Méditerranée, pour peu qu’elle daigne enfin ne pas détourner les yeux ? Le garçonnet qui chassait les oiseaux au début gazouille avec eux à la fin. Tout un symbole…
Difficilement soutenable parfois, poétique souvent, ennuyeux jamais, « Fuocoammare » est un brûlot cinématographique qui allie avec succès un fond sérieux à une forme maîtrisée. On ne peut que se féliciter de sa récompense suprême à la Berlinale, qui lui ouvrira plus grandes les portes de la distribution. Ne le ratez pas.
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L’évaluation du woxx : XXX
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