Les effets produits par la démocratie directe peuvent parfois décevoir. Faut-il pour autant se lancer dans des discours séculaires sur la bêtise du peuple ?
Le référendum italien du week-end ressemble à de nombreux autres. À chaque fois, une idée tenue pour progressiste, défendue par l’establishment, est contrecarrée par une mobilisation sur base de discours populistes. Qu’il s’agisse du refus du droit de vote pour les étrangers au Luxembourg, de la sortie du projet européen au Royaume-Uni ou du maintien d’une constitution caduque en Italie, les progressistes modérés sont les grands perdants. Pas étonnant que s’installe graduellement, autour du centre gauche de l’éventail politique, une sorte de haine du référendum.
Et ce rejet de la démocratie directe ne manque pas d’arguments : on affirme souvent que de grandes avancées progressistes, telles que l’abolition de la peine de mort, ne se seraient jamais faites si on avait directement demandé l’avis des gens. Inversement, la montée des fascismes au début du 20e siècle aurait été facilitée par l’exploitation de mécanismes plébiscitaires.
L’idée n’est pas nouvelle : pour faire avancer la bonne cause, il ne faut pas s’encombrer de l’avis du peuple. C’était une des idées maîtresses de la construction européenne – et quand on a commencé à organiser des référendums, ça a assez vite mal tourné. Au fil des siècles, on ne compte pas les politiciens éclairés – élus ou non – maudissant le peuple trop bête pour comprendre la nécessité de telle ou telle réforme. Dès ses débuts, dans la Grèce antique, la démocratie s’est d’ailleurs heurtée à ce type de discours : Platon méprisait ce système dans lequel la foule inculte gouvernait plutôt que les philosophes rois.
Qui a le droit de gouverner? Cette question a longtemps préoccupé les penseurs politiques. Le prêtre, le plus pieux ? Un aristocrate bien né ou le plus sage des philosophes ? Longtemps, ces penseurs ont misé sur la reconnaissance des pouvoirs – despotiques – en place afin de faire avancer leurs idéaux. Ce n’est qu’à l’époque des Lumières que s’est progressivement imposée l’idée d’égalité entre les humains. Et entre égaux, gouverner ne se conçoit que comme une mission assignée par un processus démocratique. Sans que pour autant la question soit tranchée, puisque, plus près de nous, certains agissent comme si le droit de gouverner était réservé – de droite à gauche – aux plus riches, aux technocrates, ou au parti d’avant-garde.
Le principe d’égalité a nourri les avancées du passé et justifie de nouvelles revendications.
Mais ceux qui prennent au sérieux l’idée de l’égalité politique peuvent difficilement contester que le référendum est une application particulièrement authentique de ce principe. Si c’est le peuple qui doit gouverner, comment justifier de ne pas lui demander directement son avis ? Certes, nos systèmes politiques sont des démocraties représentatives, afin notamment de ne pas avoir à demander constamment cet avis. Mais ils s’accommodent d’une dose de démocratie directe, en profitent même. À condition de ne pas prendre les gens pour des imbéciles, et de ne pas utiliser les parlements pour revenir sur des décisions par référendum – comme on l’a fait avec le traité constitutionnel européen en France. Le populisme se nourrit moins de bêtise que d’une révolte légitime contre des dysfonctionnements réels.
Nos systèmes politiques, où le principe de l’égalité politique est complété par des mécanismes de démocratie représentative et d’État de droit, présentent de nombreuses faiblesses. Influence des lobbys, abus de pouvoir, lourdeur des décisions, myopie de politiciens préoccupés par leur réélection… Mais le fait que ces systèmes engendrent une vie propre, une sorte de « théâtre de la chose publique », permet aussi de dénoncer les faiblesses et de corriger les dérives. Et, au-delà des qualités pratiques, la principale vertu de nos démocraties reste le principe d’égalité sur lequel elles se fondent. Principe qui a nourri les avancées du passé et justifie de nouvelles revendications. En fin de compte, les idéaux des Lumières, cela ne marche pas si mal. Les élites politiques l’auraient-elles oublié ?