Littérature : La machine à personne

Carmen Camacho (née à Alcaudete, dans la province de Jaén, en 1976) est l’auteure invitée du Círculo Cultural Antonio Machado et de la revue littéraire Abril au Salon du livre et des cultures, organisé par le Clae dans le cadre de la 40e édition du Festival des migrations, des cultures et de la citoyenneté.

Elle écrit pour vivre mieux : Carmen Camacho. (Photos : © Francisco José Sánchez Montalbán)

woxx : Sur votre site web et dans vos livres apparaissent des éléments de votre biographie. Y a-t-il quelque chose que vous aimeriez ajouter ou souligner pour votre première visite au Luxembourg ?


Carmen Camacho : Selon la poète Erika Martínez (née à Jaén en 1979), une autobiographie est une cachette parfaite. Il est impossible de nous raconter sur le rabat d’un livre ou dans une critique. Mes poèmes, mes articles, mes aphorismes, sans le vouloir, en disent plus sur moi que je n’en dis moi-même. Je voudrais souligner trois points. Tout d’abord, il n’existe pas d’Andalouse typique, et, si c’était le cas, je n’en serais pas une. Le Sud auquel sont liées ma langue et ma perception n’apparaît généralement pas dans les brochures des agences de voyages. Mon écriture est nourrie par des mots de lait, des mots liés à mon enfance. Je revendique le Sud, mais depuis un angle atypique. Ensuite, je dois dire que pour moi la poésie n’est pas seulement une forme d’expression, mais une façon de connaître et d’apprendre à me connaître, d’entrer dans la vie et de m’y frotter de façon personnelle et consciente. La poésie est un outil de connaissance et une philosophie. Enfin, je tiens à signaler qu’être poète ne vous rend pas quelqu’un de spécial. Au contraire, nous touchons à ce que nous avons en commun avec les autres.

Vous êtes l’auteure de nombreux textes et l’éditrice littéraire de l’album « Tercer cielo », de Rocío Márquez et Bronquio, qui est en train de remporter d’importants prix. Comment s’est déroulée cette collaboration ?


J’ai été contactée par un des directeurs artistiques de l’album. J’ai très vite écrit les paroles de « Mercancía ». Et puis d’autres textes sont venus, la collaboration s’est élargie et j’ai fini par assurer l’édition littéraire, j’ai donné des titres aux pièces et j’ai rédigé le manifeste. Je ne conçois pas la poésie comme un genre littéraire, mais comme une manière artistique de travailler avec un matériau, qui est le langage. « Tercer cielo » apporte de la liberté, réunit tradition et transgression et contribue à la restitution nécessaire du sacré de l’union entre la danse, la musique et la poésie. J’ai toujours aimé combiner la poésie avec d’autres disciplines. L’art n’a pas de murs. Je crois que la création est la mère de la tradition et non l’inverse.

« Mots de lait »

Que faites-vous actuellement ?


Je suis en train de terminer « La mujer de enfrente » (La femme d’en face), un livre qui sera publié cette année par McLein y Parker. Et simultanément, je dois gagner ma vie. La conciliation entre le travail et la vie créative est un dilemme majeur des écrivains. Être écrivaine enlève beaucoup de temps à l’écriture ! (Rires.) Je fais plein de choses : je donne des ateliers d’écriture créative, à Séville et en ligne en Suisse, je publie des articles littéraires et d’opinion dans divers médias, comme « Diario de Sevilla », et collabore à Canal Sur radio, je fais partie de jurys de prix de poésie… Et j’ai des travaux d’écriture entamés. Je ne m’ennuie pas ! Concernant « La mujer de enfrente », c’est un livre qui se penche sur ma cour intérieure, sur ce creux qui me compose et qui sert de lumière, et sur la cour intérieure d’où je regarde dehors et comprends que la voisine d’en face, c’est moi-même. Parce que je suis commune, je suis une autre.

Vos articles journalistiques reflètent certaines de vos principales préoccupations : droits humains, féminisme, mémoire démocratique, protection de la nature… Compte tenu des événements qui frappent l’actualité, est-ce vraiment important que les journalistes consacrent du temps et du papier à des questions liées au patrimoine monumental et à des arbres tels que le ficus de San Jacinto, dans le quartier de Triana, à Séville, comme vous le faites ?


Mes articles sont des propositions de la raison commune, de la raison qui – indépendamment de leur contenu – nous permet d’enquêter sur le réel. Ils traitent de ce qui nous rassemble et nous concerne, et tentent de dévoiler la fausseté dans laquelle nous vivons. Ils ne sont pas sceptiques, mais ils ne croient pas aux apparences et essaient d’aller au fond des choses. Ils sont un exercice de recherche. Je ne prétends pas avoir raison, mais raisonner, ce qui est différent. Raisonner souvent à partir d’une raison poétique. À partir de là, les thèmes viennent d’eux-mêmes, en fonction de ce qui retient mon attention. Je m’intéresse à ce qui ne fait pas partie des récits dominants, aux personnes qui n’ont pas eu le pouvoir du récit, comme on dit aujourd’hui, et qui ont subi ou subissent une version des faits qui les écarte : c’est pourquoi il est fréquent que les protagonistes de ce que je raconte soient des femmes, des enfants, des personnes souffrant de maladies rares, et la nature.

« L’art n’a pas de murs »

Concernant le ficus de San Jacinto, cette affaire me fait particulièrement mal. J’ai passé la majeure partie de ma vie à Triana, un quartier qui atteint 50 degrés en été, dans une ville où les arbres centenaires ne sont pas si nombreux. Que ceux qui ont le pouvoir de proposer et de prendre ces décisions aient eu l’idée d’abattre un arbre dont la masse verte est proportionnelle à 15 arbres, sans donner la priorité à d’autres solutions possibles aux problèmes qu’il causait – chute de branches due au mauvais entretien de la paroisse et soulèvement des tuiles de l’atrium qui, selon les experts, peut être résolu avec un filet antiracines – est une mauvaise idée pour l’environnement, pour le climat, pour la santé et pour la rencontre et le rassemblement du voisinage autour de l’ombre et des oiseaux. Il faut dire que la réaction d’une partie du quartier et de la société sévillane a été formidable : il y a beaucoup plus de gens conscients de l’importance de la nature dans nos vies.

« À mauvais temps, poésie »

Mauvais temps pour la poésie et pour les poètes ? Vous souvenez-vous du premier poème que vous avez écrit ? Pour quoi et pour qui écrivez-vous ? Vos aphorismes s’inspirent-ils des greguerias, des haïkus ou de Juan de Mairena ?


Les temps sont toujours mauvais pour la poésie lyrique. C’est pourquoi la poésie est si nécessaire. Parce que nous devons nous rappeler que tout ce que l’on appelle réalité ne correspond pas à ce qui existe. Parce que ce qui donne du sens à la vie est plus près de ce qu’il ne semble. À mauvais temps, poésie. J’écris pour vivre mieux. Sans l’écriture, ma vie serait moins consciente et moins pleine. Ce n’est pas un passe-temps. J’écris pour moi et pour les autres. En écrivant, j’exprime ce qui me rallie aux autres, mais – sauf quand j’écris des articles – je ne pense pas au public. J’ai écrit mon premier poème à l’âge de 8 ans, il était dédié à la Vierge. Mes aphorismes… Parmi mes sources d’inspiration, il faudrait signaler plutôt Carlos Edmundo de Ory et Rafael Pérez Estrada.

« L’âme disponible »

Qu’apporterez-vous au Salon du livre et des cultures ?


Ma propre personne ! Je viendrai avec l’âme disponible, je me laisserai emporter. J’ai intitulé ma présentation « La máquina de nadie » (« La machine à personne »), je parlerai du langage qui me compose et avec lequel je parviens à composer. C’est sûr que je lirai des poèmes et la discussion m’intéresse beaucoup. J’espère que ce sera vraiment une rencontre.

« La máquina de nadie », rencontre avec 
l’écrivaine Carmen Camacho, le 25 février à 17h30, 
Festival des migrations, des cultures et de la citoyenneté (10, circuit de la Foire internationale, L-1347 Luxembourg-Kirchberg, salle 2B). 
Informations : www.carmencamacho.net et 
www.clae.lu


En guise d’avant-goût, un poème de Carmen Camacho 
(traduit en français par Jesús Iglesias et Paca Rimbau).

Letra pequeña

Hay daños que no cubre el seguro
combinado del hogar, lo sé.
Las llamadas perdidas, por ejemplo,
las cartas rotas, la soga de seda,
la noche que hay detrás de los espejos,
esta plaga de cristales en el pecho.
La ablación de mi sed.
Así contraje la enfermedad de los jabones.
Por eso le quise, con todo el hastío.
Contra la vida en vilo
fui hueco en su hueco, frío en la guantera,
materia inmóvil.
Dejé crecer las paredes de esta casa
conmigo dentro.
Pasaron siglos, siglos de reloj.
No abundaré en detalles, señorita.
Sólo diré que he arrancado la puerta de cuajo,
que he tenido la misericordia
de tirar al barro
el azúcar glasé,
que ahora me entra luz en la despensa.
Ya sé, tampoco contempla la póliza
el amor a terceros, el temporal de sol,
el tumulto en las calles ni el motín de la hormiga.
Pero este es un caso de delicadeza mayor.
Y yo sólo llamaba para decirle, amiga,
que me acabo de conceder
a todo riesgo
la incertidumbre de vivir
abierta de par en par.

Petits caractères

Il y a des dommages qui ne sont pas couverts par l’assurance
combinée habitation, je sais.
Les appels manqués, par exemple,
les lettres déchirées, la corde en soie,
la nuit derrière les miroirs,
cette invasion de cristaux dans ma poitrine.
L’ablation de ma soif.
C’est comme ça que j’ai attrapé la maladie des savonnettes.
C’est pour ça que je l’aimais, avec tout mon ennui.
Contre la vie en suspens
Je fus un creux dans son creux, le froid dans la boîte à gants,
de la matière immobile.
J’ai laissé grandir les murs de cette maison
avec moi à l’intérieur.
Des siècles se sont écoulés, des siècles contre la montre.
Je n’entrerai pas dans les détails, mademoiselle.
Je dirai seulement que j’ai arraché la porte de ses gonds,
que j’ai eu la miséricorde
de jeter dans la boue
le sucre glace,
que maintenant de la lumière entre dans mon garde-manger.
Je sais, l’assurance ne couvre pas non plus
l’amour à des tiers, la tempête de soleil,
le tumulte dans les rues ni l’émeute de la fourmi.
Mais c’est un cas de délicatesse majeure.
Et j’appelais juste pour vous dire, mon amie,
que je viens de m’octroyer
à tous risques
l’incertitude de vivre
grande ouverte.


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