Du jamais-vu : en 2022, 70.000 Tunisiens ont tenté de rejoindre l’Europe de façon illégale. Une vague sans précédent qui a provoqué la disparition de 580 personnes selon les ONG. Celles-ci redoutent que l’année 2023 suive le même chemin.
À Zarzis, petite ville de pêcheurs située à 490 km au sud de Tunis, tout le monde parle français, qu’on ait fait de longues études ou non. Et pour cause : chacun a, un jour, tenté de s’installer en France ou connaît un proche qui l’a fait. Les immenses villas au style clinquant, construites dans la région, ou encore les voitures aux plaques françaises ou immatriculées « Régime spécial » (privilège fiscal accordé aux Tunisiens de l’étranger qui se réinstallent dans leur pays), croisées en cette mi-janvier, le prouvent.
« Ils sont tous en Europe à cette époque. Revenez l’été, vous trouverez une voiture tunisienne pour trois françaises », s’agace Mekki Louraiedh, chef de la municipalité de Zarzis centre, qui estime à 70.000 les Zarzissiens vivant en Europe, dont la moitié serait des « harga » (littéralement brûleurs, pour désigner ceux qui traversent les frontières illégalement). Arrivés en France illégalement, ils travaillent des années – en moyenne 7 ans selon les chercheurs – au noir avant d’être régularisés et pouvoir revenir au pays de temps en temps pour voir leur famille. Alors que la frontière libyenne est à moins de 80 km de là, Zarzis est résolument tournée vers la France.
« De quel arrondissement de Paris es-tu ? », demande Bassem Hnid dès le début de la rencontre avant de préciser : « Moi je suis du 11e. » Parti à 17 ans en France, le jeune homme y est resté sept ans, sans papiers. Il a été expulsé en juillet dernier, « mais je vais bientôt rentrer. C’est chez moi là-bas, c’est là-bas que j’ai grandi ! Je ne peux plus vivre ici ». Il ne veut plus vivre à Zarzis, car il ne supporte plus d’être payé 30 dinars (8,9 euros) pour une journée de travail alors qu’il gagnait 50 à 80 euros en France en étant maçon ou livreur. Une remarque qui énerve le maire : « Quand on gagne 30 dinars par jour en Tunisie, on vit mieux qu’en Europe. » Mais Bassem Hnid insiste : « 30 dinars, c’est le prix d’un kilo de viande ! Et ici, à Zarzis, il n’y a rien. Ni cinéma, ni activité, ni espoir pour l’avenir. »
Tentatives qui s’enchaînent
Si Bassem n’a pas encore repris un bateau pour rejoindre la France, c’est parce qu’il attend la vérité. La vérité sur un drame migratoire qui remonte au 21 septembre. Vers 20 heures, 18 jeunes Tunisiens – la moitié étaient mineurs – sont montés dans une barque. Direction l’Italie, de l’autre côté de la Méditerranée. Le cousin de Bassem, Seiffedine, était aux commandes de ce bateau. À 26 ans, ce pêcheur avait déjà été renvoyé deux fois par l’Italie, en 2020 et en 2021. « Et il aurait continué d’enchaîner les tentatives jusqu’à ce qu’il y arrive », assure Bassem.
Connaissant la mer et habituées à ces départs, les familles savent qu’elles ne doivent s’inquiéter qu’au bout de 30 heures (le temps maximal pour rejoindre l’Italie) sans nouvelles. Une tempête retarde les recherches, finalement lancées le 26 septembre. Ce jour-là, les pêcheurs de Zarzis se mobilisent, comme ils le font régulièrement en cas de naufrage et parce que la population a le sentiment que les autorités n’agissent pas. Les recherches bénévoles permettent de découvrir deux corps en mer. Le processus est rodé : les pêcheurs, qui n’ont pas le droit de récupérer les corps, contactent la garde maritime et donnent la localisation. Un peu plus tard, les services de sécurité affirment qu’il s’agit de Subsahariens. Possible. Le golfe de Zarzis est un haut lieu de passage des migrants d’Afrique subsaharienne qui partent de Tunisie ou de la Libye voisine vers l’Europe. Quand un navire fait naufrage, les corps sont souvent repêchés dans la zone. C’est encore arrivé la semaine du 13 février dernier avec la découverte de quatre corps, probablement partis de Libye.
Une migration ancienne
Le 26 septembre, alors que les recherches ont débuté, le chef de la délégation (autorité régionale) reprend à son compte une rumeur apparue sur Facebook : les disparus sont sains et saufs en Libye, les autorités négocient avec une milice pour les libérer. « Nous avons stoppé les recherches et avons perdu dix jours », enrage encore Bechir Zaouï, un des pêcheurs bénévoles, qui se rend, chaque jour, sous une tente installée en face de la municipalité depuis fin octobre, où se réunissent les familles en colère. Le 5 octobre, celles-ci perdent espoir. Malek Ourimi, l’une des passagères du bateau, est retrouvée par un pêcheur sur une plage près de la chaussée romaine qui mène à l’île de Djerba. Après avoir vu, sur le cadavre, un bracelet siglé Malek, celui-ci contacte la famille, qu’il connaît. « Elle avait demandé deux fois son visa pour l’Europe », explique son père, Mohamed Ourimi. « Il lui avait été refusé deux fois. Elle avait un diplôme de pâtisserie, elle était cheffe pâtissière dans une usine et gagnait 250 dinars (75,3 euros) par mois, que voulez-vous faire avec ça ? » Le sexagénaire avoue lui-même avoir tenté deux fois l’aventure française : « Je suis parti avec un visa en 1991, j’ai travaillé un an puis je suis rentré car la famille me manquait. Je suis reparti illégalement en 2011. Mais il y avait trop de jeunes Tunisiens et je n’ai pas trouvé de travail. »
Valentina Zagaria, anthropologue qui a réalisé un long travail de recherche à Zarzis, connaît bien les liens qui unissent Zarzis à la France : « Après la Seconde Guerre mondiale, la France avait besoin de main-d’œuvre et a encouragé la migration depuis ses colonies. Beaucoup de Tunisiens ont créé des projets de vie entre la France et la Tunisie. Jusqu’à la fin des années 1980 – où l’espace Schengen a établi une frontière externe commune pour l’Union européenne –, les Tunisiens n’avaient pas besoin de visa. Il y avait souvent une migration circulaire : les personnes étaient libres de partir et de revenir, effectuaient des travaux saisonniers ou s’installaient pendant quelques années. Des relations se sont établies. Les enfants de cette première génération ont suivi et ont eu tendance à s’installer dans les mêmes lieux que leurs parents. Cette migration circulaire a été de plus en plus entravée : la mobilité des jeunes Tunisiens entre les deux pays est devenue très difficile, en raison de l’imposition de visas, qui sont pour la grande majorité presque impossibles à obtenir. »
Explosion des départs en 2022
Depuis 2011, les départs illégaux ont connu des vagues au gré de la situation politique, économique et sécuritaire en Tunisie. Ainsi, Romdhane Ben Amor, qui s’occupe des statistiques de la migration pour le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES), a noté l’arrivée de 27.000 Tunisiens en Italie en 2011, ainsi que 1.500 morts ou disparus en mer : « À la chute de Ben Ali, le ministère de l’Intérieur a perdu le contrôle sur le terrain. L’Europe est intervenue et a apporté une aide logistique, ce qui a fait baisser les chiffres les années suivantes. » De fait, les départs ont d’abord plafonné à quelques milliers. Les chiffres ont repris leur courbe ascendante en 2020, alimentés par la covid et les problèmes politiques en Tunisie. Près de 13.000 personnes ont traversé la Méditerranée cette année-là. En 2022, c’est une nouvelle explosion, avec 35.000 arrivées en Europe, autant de personnes stoppées par la garde maritime et 580 disparus. « 18.000 ont rejoint l’Italie par bateau. Les autres ont pris un vol vers la Turquie puis la Serbie pour rejoindre la Hongrie et l’Autriche. Cette route s’est finalement tarie en octobre quand la Serbie, sous pression européenne, a exigé un visa pour les Tunisiens », explique Romdhane Ben Amor.
L’activiste a remarqué une évolution du profil des migrants. « Depuis 2017, on voit de plus en plus de mineurs partir. Ils sont entre 15 et 18 %. L’éducation, qui se dégrade en Tunisie, et l’augmentation des violences encouragent ces départs. Les familles s’y opposent de moins en moins, voire aident au financement, car elles sont désespérées. Elles savent que les mineurs sont protégés en Europe : ils ne seront pas expulsés et ils recevront une formation. » Pour Wael Garnaoui, professeur en psychologie clinique à l’université de Sousse et auteur du livre « Harga et désir d’Occident », l’augmentation des départs a souvent un lien avec la politique des visas. La vague de 2022 aurait pu être alimentée par la décision française, en automne 2021, de réduire l’obtention des visas aux Tunisiens pour pousser Tunis à accepter plus rapidement ses ressortissants fichés S que Paris souhaite expulser. Wael Garnaoui évoque une « migration forcée » : « Les Hargas partent et ne reviennent pas tant que leurs papiers ne sont pas régularisés. Ils sont bloqués là-bas car bloqués ici. » Les départs sont quant à eux encouragés par ce que l’universitaire appelle des « mensonges migratoires » : les Tunisiens régularisés retournent au pays pour les vacances, exhibant belles voitures – souvent louées pour l’occasion – et vêtements de marque. Pour Wael Garnaoui, la pression sociale est forte : « Ils ne peuvent pas raconter leurs difficultés en France. Les gens de Zarzis penseraient qu’ils le font pour les dissuader de partir. Pour les Tunisiens, poser les pieds en Europe, c’est réussir sa vie. »
Le « Jardin d’Afrique »
Les 18 jeunes Zarzissiens partis en septembre n’auront pas cette chance. « Lorsque nous avons découvert Malek, nous avons compris que l’information sur la Libye était fausse. Le pêcheur qui avait trouvé les corps le 26 septembre partage alors les photos qu’il avait faites. La mère de Hassine Abdelkarim reconnaît le short de son fils », raconte Ali Kniss, un activiste et chercheur local qui connaissait certaines victimes.
Les regards se tournent alors vers le « Jardin d’Afrique ». Ce cimetière, offert par un artiste algérien, a été inauguré en grande pompe par l’Unesco en juin 2021 pour accueillir les dépouilles des migrants subsahariens inconnus après que leur ADN a été prélevé. Fermé derrière de hauts murs et par une immense porte tunisienne, qui aurait coûté plusieurs milliers de dinars selon les habitants, il se trouve au milieu d’une zone non habitée et sablonneuse. Juste à côté, un ancien élevage de poules a été réhabilité pour accueillir les migrants. Un équipement modeste pour les vivants alors que les morts ont le droit à un lieu digne d’une œuvre d’art. Mais depuis le drame, cimetière et centre d’accueil sont fermés.
Car sur le registre des enterrements, les familles ont découvert que des corps ont été enterrés le 27 septembre et le 2 octobre sans prise d’ADN. « Il y a 250 corps enterrés où l’ADN a été prélevé. Il restait 25 corps où le prélèvement n’a pas eu lieu, faute de médecin ou de matériel. On peut les repérer car les tombeaux ne sont pas définitifs », justifie Mekki Louraiedh, le maire de Zarzis. Particulièrement en colère, les proches des victimes ont menacé de déterrer les cadavres et ont finalement obtenu leur exhumation. Quatre corps de disparus seront finalement identifiés. Les rapports d’autopsie et les objets personnels n’ont pas été rendus aux familles. Deux autres corps sont retrouvés en mer quelques jours plus tard, dix sont toujours portés disparus. « La distance entre les corps retrouvés, les blessures visibles sur les cadavres et le fait que les autorités ont caché les informations nous font croire à un accident. Nous voulons la justice ! », s’exclame sous la tente Ali Kniss.
Arrestations musclées
Les gardes maritimes tunisiens, formés et équipés par l’Union européenne, sont connus pour arrêter les bateaux de migrants de façon musclée. Le 8 octobre 2017, une cinquantaine de Tunisiens sont décédés alors que leur embarcation était heurtée par la marine tunisienne. Sous la tente, à Zarzis, les rumeurs tournent vite au complot. Jeunes et moins jeunes évoquent des trafics d’organes au cimetière, des corps congelés remis en mer… « Quand l’État n’assume pas sa responsabilité, tous les scénarios deviennent légitimes », analyse Romdhane Ben Amor de la FTDES.
Quoi qu’il en soit, ce drame a réveillé d’anciennes douleurs. Depuis 2011, près de 6.000 Tunisiens ont disparu en traversant la Méditerranée. Chameseddine Marzoug, bénévole du Croissant-Rouge qui a, pendant plusieurs années, enterré des corps que les autorités présentaient comme des Subsahariens inconnus, s’inquiète : « Je pense à toutes ces familles qui cherchent, en Italie, leur fils disparu. Il faut maintenant chercher dans nos cimetières, en Tunisie. »