L’enquête OpenLux menée par « Le Monde », l’OCCRP et 15 autres partenaires médiatiques a rouvert la plaie de la place financière. Et le Luxembourg, comme tous les autres pays, n’aime pas les craquelures dans l’image qu’il se fait de lui-même.
Peut-être que ce pays a abrité une forteresse pendant trop longtemps. Le fait que des informations sur l’enquête OpenLux circulaient déjà dans les grandes rédactions du pays bien avant que « Le Monde » ne lâche son teaser sur les réseaux sociaux en dit long : les seuls à être au courant étaient les ministères et institutions auxquels les journalistes avaient adressé leurs questions. Il y a donc eu manifestement des fuites programmées de la part des autorités pour préparer le terrain. Avancer ses pions, s’assurer de la bonne volonté d’une partie du paysage médiatique, lever les pont-levis et allumer des contre-feux, comme le domaine openlux.lu réservé par l’État, le « faux » logo et la tentative de s’approprier le hashtag : tout a été fait pour ne pas répéter les erreurs de 2014, quand les révélations Luxleaks avaient surpris un gouvernement sans défense. Cette fois, Pierre Gramegna n’a pas eu besoin d’engueuler des journalistes qui gesticulaient trop à son goût, mais – la pandémie aidant – a pu se prévaloir d’une bulle digitale où les questions gênantes étaient gentiment filtrées, comme lors de la « conférence de presse » de la Luxembourg Sustainable Finance Initiative, mardi dernier.
« Attaque » au Luxembourg, remous en Serbie et au Brésil
Disons-le d’emblée : nous ne partageons pas le récit selon lequel l’enquête OpenLux serait une attaque menée contre le pays par une bande de journalistes animé-e-s par une soif de vengeance et de jalousie, voire téléguidé-e-s. Certes, se faire traiter de paradis fiscal dans les gros titres est désagréable, mais n’y voir qu’une attaque quasi personnelle contribue à rater l’essentiel. Au-delà des frontières de l’Union européenne par exemple, les journalistes participant-e-s se sont intéressé-e-s prioritairement à leurs pays et ont utilisé l’accès aux banques de données des registres pour aller à la pêche de « leur » clientèle. Avec succès d’ailleurs. En Serbie par exemple, OpenLux a provoqué un tollé – pas à cause du Luxembourg, mais parce que le chef de l’État, le président aux tendances autocrates Aleksandar Vucic, a dû se prêter à une conférence de presse bien embarrassante. Il se trouve que les collègues de « Krik » – l’antenne serbe de l’OCCRP, soutenue entre autres par l’Union européenne – ont découvert que Nikola Petrovic, un proche associé du président, a fondé une firme au Luxembourg pour faire du business avec un certain Stanko Subotic – accusé plusieurs fois de liens avec le crime organisé. En utilisant sa succursale au grand-duché, Petrovic aurait entre autres discrètement acquis la firme de transport aérien « Air Posh » de Subotic – pour la modique somme de 100.000 euros, alors qu’un seul des avions aurait une valeur comprise entre 700.000 et 1,3 million d’euros. Au Brésil, nos collègues de « Piaui » ont découvert que Luis Felipe Belmonte, le vice-président de l’Aliança pelo Brasil, qui tente en ce moment de devenir le futur parti du président Jair Bolsonaro, a depuis 2013 une holding financière au Luxembourg – Copalli Investments sàrl – non déclarée au Brésil. On le voit, la transparence apportée par OpenLux permet aussi de faire avancer la démocratie, même si on n’en parle pas ou peu au grand-duché.
Le grand-duché reste dense en boîtes à lettres
Le Luxembourg se prévaut d’être une place financière moderne, flexible et ouverte sur le monde. Ce que même ses détracteurs admettent. Dans une interview donnée en amont à l’équipe, l’économiste Gabriel Zucman, professeur à Berkeley et auteur de « La richesse cachée des nations : enquête sur les paradis fiscaux », qui avait fait un tollé à sa parution en 2013, a qualifié le grand-duché de « couteau suisse » de la finance internationale, ce qui selon lui le différencierait des paradis fiscaux plus traditionnels, qui ne sont spécialisés que dans une activité.
Et il est vrai qu’on trouve de tout ici. Néanmoins, comme certain-e-s politicien-ne-s l’ont fait pendant les dernières années, prétendre que l’ère des boîtes à lettres serait révolue ne reflète pas la réalité. Les chiffres extraits du RCS le confirment : il existe toujours des adresses (notamment rue Eugène Ruppert, où se trouvent plusieurs firmes de domiciliation comme Intertrust – d’ailleurs la rue apparaissait déjà dans les OffshoreLeaks) où l’on compte 2.123 ou encore 1.804 sociétés domiciliées par adresse. Mais aussi en plein centre-ville : la petite rue de l’Eau peut aisément loger 361 sociétés à elle seule. L’impression qu’on peut avoir en parcourant la ville de Luxembourg n’est donc pas trompeuse : les boîtes à lettres sont toujours des attractions de premier plan. D’ailleurs, les données suggèrent que sur les 140.165 sociétés actives à la fin de l’année dernière, seules 1.532 étaient sans domicile fixe.
Quant à la nature des sociétés trouvées, les soparfis (sociétés de participations financières) prennent naturellement la tête, représentant 38,33 % (48.993), suivies de loin par les services immobiliers (7.227 – 5,65 %) et les activités de holdings selon la loi de 1929 (6.231 – 4,87 %).
Ces chiffres montrent que l’essentiel des activités de la place financière se situe toujours dans le placement et la gestion d’énormes sommes d’argent – cela malgré toutes les assurances de diversification des activités économiques. Et s’il est vrai que les 6.000 milliards d’euros trouvés dans les soparfis ne sont pas enfermés quelque part dans des coffres-forts, mais gérés depuis le grand-duché, il n’en reste pas moins que ce grand classique de la fiscalité luxembourgeoise garde toujours ses adeptes et continue de peser un poids énorme dans l’économie du pays.
Un poids qui devrait être contrecarré par la transparence et la diligence des autorités. Or, si l’enquête OpenLux a démontré quelque chose, c’est que ces deux éléments clés font toujours défaut. Le RBE (registre des bénéficiaires effectifs), que les autorités disent rempli à 90 %, ne l’est en réalité qu’à 52 %. Tout simplement parce qu’une grande partie des entités passent entre les mailles du filet : soit aucun bénéficiaire effectif n’est identifiable, soit aucun des bénéficiaires ne possède plus de 25 % de la société.
Cette masse laisse ouverte la porte aux abus et au blanchiment. Ce qui choque dans les réponses obtenues des ministères comme des institutions, c’est une constante : la confiance dans le secteur financier et ses professionnel-le-s. Ainsi, Max Braun, à la tête de la cellule de renseignement financier (CRF) confronté avec des noms suspects dénichés dans les fichiers RCS et RBE, indique : « Quand une personne figure dans des articles de presse négatifs, il est fréquent que la CRF reçoive une déclaration de soupçons. Nous travaillons étroitement avec les professionnels pour que justement ils appliquent d’autres indicateurs, pour détecter plus tôt qu’il y a un problème de blanchiment ou de terrorisme. »
Cette confiance mutuelle entre les autorités luxembourgeoises et le secteur financier a des racines historiques. Dans une interview donnée à l’OCCRP, l’historien luxembourgeois Benoît Majerus explique sans ambages la passivité de l’État face à un secteur grandissant rapidement : « Dans les années 1950 et 1960, ce n’est pas tellement l’État ou les autorités qui prennent l’initiative. Ce sont plutôt des initiatives émanant d’avocats luxembourgeois, qui commencent à redécouvrir et à utiliser le dispositif créé dans les années 1920 pour commencer à développer la place financière. L’État prend une position très libérale, les encourage et ne monte pas de barrières ou nouvelles règles pour ralentir ce développement. »
Une confiance historique entre la place et l’État
Ce ne sont que les scandales comme Luxleaks ou les enquêtes comme OpenLux qui peuvent ébranler assez cette relation, qui avec la croissance énorme de la place financière a pris des dimensions malsaines. Si la Commission européenne ne s’avance pas encore trop au sujet de cette nouvelle enquête, rappelons que son rapport du semestre européen 2020 indiquait : « Hormis le fait qu’il met en œuvre des initiatives approuvées à l’échelon européen et international, le Luxembourg n’a pas encore annoncé de réformes concrètes contre la planification fiscale agressive, notamment au moyen de paiements sortants. » Ce qui n’est pas en accord avec le communiqué que le ministère des Finances a mis sur le site openlux.lu : « Il n’existe pas de régime fiscal spécifique au Luxembourg pour les entreprises multinationales, ni les sociétés numériques. Ces entreprises doivent se conformer aux mêmes règles fiscales et à la même législation que toute autre société. »
Peut-être parce qu’elle connaît ces nuances de ton, la ministre de la Justice, Sam Tanson, semble avoir pris les devants. Au lieu de camper sur le « tout est légal » post-Luxleaks, elle a laissé entendre que le gouvernement serait ouvert à des changements : renforcement des effectifs de surveillance et répressifs, voire pouvoir de sanction immédiat au RBE, ce qui permettrait de désengorger significativement les tribunaux. Rappelons que, selon les autorités, presque 19.000 cas ont été signalés au parquet pour non-déclaration au RBE, alors qu’OpenLux en a trouvé plus de 26.000.
Des sociétés anonymes et… grand-ducales
Finalement, la transparence peut aussi avoir du positif et du démythifiant. Ainsi, en parcourant les fichiers OpenLux, quelle ne fut pas notre surprise d’y trouver notre chef de l’État, le grand-duc Henri, inscrit dans le RBE comme n’importe quel autre quidam. En effet, Henri de Nassau est inscrit comme bénéficiaire de deux sociétés anonymes, Nawi S.A. (dont il détient 40 %, avec entre autres l’avocat et président de l’administration des successions de S.A.R. le grand-duc de Luxembourg, Albert Wildgen) et Hegu S.A. (dont il est le seul bénéficiaire). Si, ensemble, les deux soparfis pèsent dans les 25 millions d’euros, on est pourtant loin des 3,55 milliards d’euros que le magazine Forbes attribue régulièrement au grand-duc. Juste de quoi financer un F4 à Biarritz.