LuxLeaks : « C’est un pays qui a été mis en déroute »

La Cour européenne des droits de l’homme condamne le Luxembourg pour violation de la liberté d’expression de Raphaël Halet, l’un des deux lanceurs d’alerte du scandale fiscal LuxLeaks. L’arrêt des juges européens désavoue la justice luxembourgeoise et, dans l’examen du fond de l’affaire, étrille la politique fiscale du pays.

Raphaël Halet et son épouse découvrent l’arrêt de la CEDH, à Strasbourg, le 14 février 2022. (Photo : Fabien Grasser)

La lecture des conclusions de l’arrêt par la juge irlandaise Síofra O’Leary est brève. Cinq minutes à peine. Elle s’adresse à une salle d’audience quasi déserte, où seuls ont pris place Raphaël Halet, son épouse et leurs deux enfants, ainsi qu’une petite poignée de journalistes. Ce mardi 14 février, la grande chambre de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a reconnu que l’ancien employé de PWC est un lanceur d’alerte. Le Lorrain avait été condamné en appel au Luxembourg à 1.000 euros d’amende pour avoir fait fuiter des documents du cabinet d’audit dans le cadre du scandale Luxleaks. L’arrêt de la juridiction européenne est définitif et condamne le Luxembourg pour violation de l’article 10 sur la liberté d’expression de la Convention européenne des droits de l’homme. Il ordonne également le versement à Raphaël Halet de 15.000 euros pour dommage moral et 40.000 euros pour frais de justice.

Pour le lanceur d’alerte, cette décision met un terme à un parcours judiciaire de huit ans, tenant autant du marathon que du saut d’obstacle. « C’est la preuve qu’il ne faut jamais abandonner », assure tout d’abord Raphaël Halet à sa sortie de la salle d’audience, où il s’est attardé de longues minutes afin de parcourir l’arrêt de la juridiction qui siège à Strasbourg. « Ce qui me fait le plus plaisir, c’est de voir la plus haute instance juridique reconnaître que tous les arguments et informations que j’ai apportés étaient justes, non contestés et nécessaires au débat démocratique », analyse-t-il ensuite.

« Cet arrêt enrichit la jurisprudence, on monte une marche en matière de protection et de défense des lanceurs d’alerte », ajoute Raphaël Halet, contacté le lendemain par le woxx. « Le signal pour les multinationales et les États est que, à l’avenir, ils nuiront à leur image s’ils s’attaquent à un lanceur d’alerte. C’est aussi un message d’espoir que j’ai voulu donner en allant au bout de cette procédure. »

« Je suis très content pour lui, ça fait maintenant 11 ans si on compte les années à partir de la date où il a transmis les documents, c’est vraiment une excellente nouvelle qui a justifié sa ténacité », se réjouit auprès du woxx Antoine Deltour, l’autre lanceur d’alerte des Luxleaks. Également ancien employé de PWC, le Vosgien était à l’origine des premières fuites : 10.000 pages représentant des centaines de tax rulings qui détaillent les montages fiscaux négociés de 2002 à 2010 par le cabinet d’audit avec l’administration au profit de multinationales.

« La plus haute instance juridique reconnaît que tous les arguments et informations que j’ai apportés étaient justes, non contestés et nécessaires au débat démocratique. »

Après ces premières révélations, diffusées en 2012 dans l’émission « Cash Investigation », sur France 2, Raphaël Halet avait transmis au journaliste Édouard Perrin des déclarations fiscales de multinationales. Ces documents illustraient concrètement les avantages fiscaux accordés par le Luxembourg à des multinationales comme Ikea ou ArcelorMittal. Ils avaient donné lieu à un autre volet de « Cash Investigation » consacré à ce sujet.

Mais les magistrats luxembourgeois avaient considéré que ces informations n’étaient pas assez significatives pour enrichir le débat public sur l’évasion fiscale. Ils avaient dès lors estimé que le préjudice subi par PWC était supérieur à l’intérêt général résultant de ces révélations. L’arrêt de la CEDH désavoue clairement la justice luxembourgeoise sur ce point. « L’intérêt public attaché à la divulgation de ces informations l’emporte sur l’ensemble des effets dommageables résultant de celle-ci », écrit la cour.

Tout en reconnaissant l’atteinte à la réputation de PWC, la CEDH note que son préjudice sur le long terme n’a pas été réellement évalué. La société a même connu un spectaculaire développement depuis, voyant son chiffre d’affaires grimper de 260 millions d’euros en 2012 à plus de 500 millions en 2022, selon ses bilans présentés à la presse.

Pour les magistrats de la CEDH, il s’agissait d’évaluer si le geste de Raphaël Halet avait utilement nourri le débat public sur l’évasion fiscale. Leur réponse est positive et étrille la politique du Luxembourg : « La divulgation (…) a contribué à dresser un tableau des pratiques fiscales en vigueur au Luxembourg, de leur impact à l’échelle européenne ainsi que des stratégies fiscales mises en place par des sociétés multinationales de renom pour déplacer artificiellement des bénéfices vers des pays à faible imposition et, ainsi, éroder les assiettes fiscales d’autres États. »

Dans son arrêt, la cour estime encore que la divulgation de déclarations fiscales de multinationales « connues du grand public » avait apporté « un éclairage nouveau, dont il convient de ne pas minorer l’importance dans le contexte d’un débat sur l’évitement fiscal, la défiscalisation et l’évasion fiscale ». Ces documents, insistent les juges de Strasbourg, ont apporté des « renseignements à la fois sur le montant des bénéfices déclarés par les multinationales concernées, sur les choix politiques opérés au Luxembourg en matière de fiscalité des entreprises, ainsi que sur leurs incidences en termes d’équité et de justice fiscale, à l’échelle européenne et, en particulier en France ».

« La Cour souligne que le lancement d’alerte vise non seulement à mettre au jour et attirer l’attention sur des informations présentant un intérêt public, mais cherche également à faire évoluer la situation sur laquelle portent ces informations. »
Arrêt de la CEDH dans l’affaire 
Halet contre Luxembourg.

Sur les dix-sept magistrats composant la cour, cinq n’ont pas validé l’arrêt, au nombre desquels se trouve le juge luxembourgeois à la CEDH, Georges Ravarani, qui a émis une « opinion dissidente ».

« Cet arrêt montre qu’un citoyen peut avoir raison de se battre contre un paradis fiscal ou une multinationale », soutient Raphaël Halet, pour qui « c’est un pays qui a été mis en déroute, un paradis fiscal au sein de l’Europe ». « La décision de la CEDH permet d’éviter que le Luxembourg abaisse les normes pour les lanceurs d’alerte », affirme pour sa part Antoine Deltour, qui siège aujourd’hui au conseil d’administration de la Maison des lanceurs d’alerte, l’une des ONG et associations qui, en France et dans le monde, ont soutenu Raphaël Halet.

La Cour de cassation de Luxem-
bourg avait reconnu la pleine qualité de lanceur d’alerte à Antoine Deltour en janvier 2018. « On a tous gagné sur le fond, mais sur la forme c’étaient vraiment des années de galère », dit-il cinq ans plus tard. « Pour les gens de PWC, nous avons payé le prix de nos révélations par ces années de galère », raconte-t-il, citant des propos qui lui ont été rapportés par des journalistes allemands.

Ces documents ont apporté des « renseignements sur les choix politiques opérés au Luxembourg en matière de fiscalité des entreprises, ainsi que sur leurs incidences en termes d’équité et de justice fiscale, à l’échelle européenne et, en particulier en France ».

Raphaël Halet parle également des difficultés traversées depuis 2012, du stress lié aux poursuites et procès, des lendemains incertains : « On a payé physiquement, on a payé mentalement et on a payé financièrement. Et dans une telle affaire, c’est aussi tout l’environnement familial qui est impacté. » Pour mobiliser et sensibiliser le public à l’injustice de l’évasion fiscale, « j’ai participé à d’innombrables débats et conférences alors que ce n’est pas du tout dans ma nature de m’exposer », raconte-t-il. Tout comme Antoine Deltour, Raphaël Halet a organisé des campagnes de dons pour faire face aux frais de défense accumulés au fil des années. « Les dommages accordés par la CEDH couvrent à peine le quart des dépenses », assure le lanceur d’alerte.

« Malgré les vicissitudes, les hauts et les bas qu’on a connus pendant ces onze années, ça valait le coup », veut croire Raphaël Halet, pour qui « il ne faut jamais abandonner quand une cause est juste ». Il salue l’indispensable soutien « des associations, des journalistes et des anonymes qui font des vagues, portent un préjudice d’image et font ainsi avancer les choses ».

Le combat continuera sous une forme ou une autre, dit-il : « Rien qu’en France, l’évasion fiscale, ce sont 80 à 100 milliards d’euros d’impôts non payés chaque année, alors qu’on met le pays sens dessus dessous pour un déficit de 15 milliards. La lutte contre l’évasion fiscale doit être une priorité politique et de développement économique… » Il est décidément incorrigible.

La Commission européenne en remet une louche

Quand ça ne veut pas, ça ne veut pas : au lendemain de la condamnation du Luxembourg par la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire du lanceur d’alerte Raphaël Halet, la Commission européenne a annoncé mercredi 15 février qu’elle attaque à son tour le pays sur ce sujet. L’exécutif européen reproche au Luxembourg de ne pas avoir transposé une directive faisant obligation aux États membres de fournir aux lanceurs d’alerte des canaux efficaces pour signaler les violations des règles de l’UE ainsi que la mise en place « d’un système solide de protection contre les représailles ». Le Luxembourg avait jusqu’au 17 décembre 2021 pour transposer le texte européen dans son droit national. Après deux rappels à l’ordre en 2022, la Commission européenne attaque le Luxembourg devant la Cour de justice de l’UE. Sept autres États membres sont dans le même cas.


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