Depuis fin 2010, le ministère de la culture a un nouveau visage : Bob Krieps qui remplace l’ancien conseiller Guy Dockendorf. Le choix de Krieps, qui n’est ni conservateur, ni fonctionnaire a beaucoup fait jaser dans les milieux culturels.
Entretien : Luc Caregari et Renée Wagener
woxx : En 2010, le ministère de la culture était la cible de critiques très dures dans la sphère publique. Est-ce que votre nomination – tout de même surprenante – était un geste d’apaisement envers la scène culturelle ?
Bob Krieps : Je ne pense pas. La première fois que j’ai discuté avec Madame Modert, c’était en octobre 2009. A l’époque, l’idée était que je travaille avec Guy Dockendorf. J’ai aimé l’idée et je me suis senti motivé dès le début. Pour m’attirer vers ce poste, la ministre m’a montré le programme de la coalition gouvernementale. Et vu que j’ai pu m’identifier à ce qui y était noté, j’ai fini par accepter.
Pourquoi pensez-vous que le choix est tombé sur vous ?
Je dirais que c’est à cause de mon expérience de 12 ans à la tête de la Sacem, période pendant laquelle nous avons réussi beaucoup de choses en la matière : nous avons augmenté le nombre des inscrits et distribué pas mal d’aides aux musiciens.
Vous n’êtes pourtant pas issu de la même famille politique que la ministre.
Je suppose que la ministre me fait confiance. Ce n’est pas comme si je n’avais pas fréquenté Madame Modert avant de me faire nommer ici. On s’est rencontré par exemple à l’occasion des grandes messes de musique comme la Popkomm à Berlin. Et vu que j’ai toujours été gestionnaire dans le domaine de la culture – avant la Sacem, j’ai travaillé dans le secteur privé pendant 18 ans, pour la CLT où j’étais dans la distribution de films. Après, j’ai connu le plus grand défi de ma vie en travaillant pour la Sacem. Je pense donc que ce poste est plutôt une suite logique.
Est-ce que ce n’est tout de même pas difficile pour un socialiste de collaborer avec un ministère conservateur ?
Je suis connu pour toujours dire ce que je pense, comme toute ma famille d’ailleurs. Donc, je n’ai pas peur non plus de m’exprimer librement ici. De toute façon, nous faisons aussi partie d’un gouvernement de coalition. Et puis je ne connais pas les appartenances politiques des gens avec lesquels je travaille ici au quotidien et cela ne m’intéresse pas prioritairement.
En quel état avez-vous trouvé les affaires culturelles ?
J’ai découvert une équipe hautement motivée et qui travaille beaucoup. Une partie de mes préjugés importés du secteur privé à l’encontre des fonctionnaires ont déjà disparus. Et puis, je ne suis pas encore au point de connaître tous les dossiers sur la pointe des doigts, mais je ne peux pas vraiment dire qu’il y ait eu une mauvaise gestion des affaires culturelles. Mais plutôt que tout fonctionne étonnamment bien pour un ministère qui ne compte pas tellement de personnel.
Même s’il a pris sa retraite du ministère, votre prédécesseur, Guy Dockendorf, reste pourtant présent dans un grand nombre de conseils d’administration de hautes institutions culturelles. Que pensez-vous de cette situation ?
En ce qui le concerne, son champ d’action reste réduit aux missions que lui a confiées la ministre. Si Guy Dockendorf veut rester présent dans ces conseils d’administration à titre personnel, c’est son bon droit. Mais je ne me laisse pas influencer par lui ni par personne d’autre dans mon travail ici. Pour le dire ainsi : je n’ai pas peur de son éventuelle influence.
Toutefois, Guy Dockendorf avait un style assez particulier pour mener les affaires culturelles. Quels nouveaux accents allez-vous placer ?
Je n’ai pas prévu de me démarquer particulièrement. Mais je veux faire passer mes projets, sur lesquels j’ai un accord avec la ministre. Je suis conseiller, donc je donne des conseils comme je l’entends et j’ai évidemment ma façon personnelle de procéder. Ce sera à vous, la presse et le public, de constater s’il y a des changements. Pour ma part, je vais faire les choses à ma façon, sans me laisser avoir par des pressions quelconques. Pour moi, la politique culturelle fait partie des choses les plus importantes qu’un pays peut avoir. C’est un bien social qui appartient à tout le monde. Notre devoir, c’est de gérer les infrastructures qui garantissent un accès égal à la culture dans toute sa diversité pour tout le monde. Et cela par tous les temps, qu’ils soient budgétairement cléments ou non.
Le ministère sait-il garantir le même traitement à toute la diversité culturelle du pays ?
Vous ne pouvez pas dire que les projets qui pourraient déranger ne seraient pas soutenus. Il ne faut pas toujours voir les choses si négativement. Par le passé déjà, le ministère a toujours soutenu les productions plus critiques ou qui s’adressaient à des minorités. J’ai été tout de même très déçu quand j’ai assisté fin 2010 à une table ronde avec la ministre de la culture organisée par le magazine `Forum‘. Les acteurs culturels ne parlaient que de leur argent, qui leur serait dû de la part du ministère, alors que la soirée devait être dédiée à l’avenir de la politique culturelle grand-ducale. Pour moi, la culture dépasse largement le côté matériel des choses.
Toujours est-il que depuis la crise et les coupes budgétaires, la peur rôde dans la scène culturelle. Et une des revendications les plus fréquentes concerne plus de transparence dans les processus de subvention et de convention. Allez-vous éclaircir cette opacité ?
La transparence est une partie de l’affaire. L’équilibre et la justice en matière de subvention en sont d’autres que je pense être aussi importantes que la transparence. Elle ne se suffit pas à elle seule. Il faut bien réfléchir sur la manière dont l’argent public est distribué. Et pour cela, il faut pouvoir évaluer ce que l’acteur culturel fait sur le terrain et en estimer la valeur pour la société. Il faut confronter l’acteur culturel avec ses propres idées. Je suis tout à fait prêt à discuter des possibilités d’évaluations qui auront lieu. Mais comprenez que je ne peux pas renverser tout et faire table rase sans en même temps me faire beaucoup d’ennemis, ce qui rendrait mon travail impossible. Ce que nous ferons cette année, comme j’en ai discuté avec mes collaborateurs du ministère, sera d’engager un processus de comparaison – le « benchmarking » – pour mieux nous orienter vers un système de subventionnement efficace à l’avenir. Mais il faudra aussi se faire à l’idée que nous ne pouvons pas soutenir chaque projet. Nous vivons une période de coupes budgétaires et nous ne pouvons que changer les équilibres.
Pourtant, l’économie connaît une reprise, la croissance augmente à nouveau – comment expliquez-vous que le budget culturel n’en ait pas encore profité ?
La conjoncture est une plante très fragile et rien n’est moins sûr que le succès de cette reprise. Vous connaissez ces revendications des milieux syndicaux qui veulent des améliorations des conditions de travail ou des patrons des PME qui – lorsqu’ils voient que les choses vont mieux – réclament moins d’impôts. L’Etat et le gouvernement ont fait leur évaluation des budgets, ce n’est donc pas moi qui décide. D’un autre côté, si nous comparons notre situation à celle de nos voisins européens, force est de constater que le Luxembourg va encore très bien en matière de budgets alloués à la culture. Nous ne sommes pas encore en train de fermer des opéras comme cela se passe actuellement à Flensburg en Allemagne. Les coupes chez nous ne sont pas si dramatiques, en tout elles n’excèdent pas quatre pour cent, dont trois ne concernent que les investissements. Les subsides ne baissent que de 1,3 pour cent. Mais je suis d’accord pour dire qu’il faudra regarder de plus près pour quoi cet argent est investi. Tout devient plus cher et il ne suffit plus d’avoir un musée. Il faut aussi assurer leur sécurité et surtout faire en sorte que les acteurs du monde culturel soient bien payés.
Travailler au Mudam ou à la Kulturfabrik, cela fait quand même une grande différence question fiche de paie.
Oui, mais nous voulons aussi changer les choses à la Kulturfabrik. Mais c’est quelque chose qu’il faut aussi voir avec les responsables sur place, puisque la Kulturfabrik est dotée d’une convention paritaire qui se compose pour moitié de subventions communales. Pourtant, nous avons pleinement conscience que des différences existent, qui s’expliquent aussi partiellement par l’histoire de l’institution. Je ne peux pas aller plus loin dans mes commentaires, excepté vous dire que je suis d’avis que chaque acteur culturel devrait être payé correctement. D’un autre côté, il faut se demander s’il est absolument nécessaire pour chaque asbl d’engager un-e secrétaire en CDI. Il faut bien réfléchir à ces choses-là, d’autant plus qu’au Luxembourg, il n’est pas dans les moeurs de chercher des financements alternatifs pour les projets culturels, comme le « sponsoring » par exemple. Il est pourtant très important de construire des partenariats à côté des subsides étatiques.
Mais n’est-ce pas risqué de travailler avec le privé ? Les grandes boîtes peuvent couper leurs budgets selon la conjoncture ou même censurer les oeuvres qui leur déplaisent ?
Je n’ai pas uniquement parlé des grandes boîtes, on peut très bien travailler aussi avec des PME. Mais ne parler que de l’Etat pour allouer des subsides à la culture revêt pour moi des allures communistes.
Ce fut pourtant aussi, à une certaine époque, une approche socialiste.
Peut-être, mais si nous investissons 113 millions dans la culture cette année, c’est moins que les 118 en 2010, cela reste néanmoins une somme énorme. On ne peut donc pas dire que l’Etat se désinvestit de la culture. Mais admettons qu’à l’avenir nous ayons encore plus de projets et d’acteurs culturels qui se manifestent : dans ce cas, un co-financement par le secteur privé deviendra inévitable. C’est un voeu pieu, mais je l’ai. Ce qui ne veut pas dire que je veux privatiser la culture, loin de là.
En même temps, d’autres projets entièrement étatiques traînent des pieds de façon notoire, comme le musée de la forteresse. Que se passera-t-il concrètement dans ce dossier ?
C’est un dossier que j’ai hérité et je ne suis pas du genre à me plaindre d’être responsabilisé en la matière. Ce que j’ai pu constater depuis mon arrivée, c’est que sous Madame Modert, le projet du musée de la forteresse a été mis sur pieds fermes et qu’on avance vers sa finalisation. En tout cas, c’est ce que j’entends ici. Donc, oui, le musée ouvrira ses portes mi-2012 avec une exposition permanente concoctée par le musée national et une autre temporaire sur les identités luxembourgeoises organisée par l’université. Et je trouve que c’est une bonne chose que cette dernière expo soit conçue par l’université, car le débat identitaire, comme on l’a vu en France, peut vite être détourné pour devenir quelque chose d’extrêmement dangereux. C’est un risque qu’on ne prend pas au Luxembourg, où on a choisi d’emblée de parler d’identités au pluriel.
Un Etat qui se veut autonome a tout de même besoin d’institutions culturelles classiques, comme une bibliothèque nationale ou des archives. Pourquoi a-t-on toujours l’impression que ces derniers restent les parents pauvres de la politique culturelle ?
Parents pauvres ou non, ça ne m’intéresse pas. Par contre, il faut sans doute que ces dossiers avancent. En ce qui concerne la bibliothèque au Kirchberg, elle va bon train. Nous venons de consulter un comité d’experts qui va donner son avis au gouvernement. Je n’ai aucun souci sur son financement. J’aime bien d’ailleurs comment la bibliothèque a été conçue. Elle est moderne et à la hauteur de son temps.
Comment vous positionnez-vous dans la controverse qui oppose la bibliothèque nationale et celle de l’université qui sera construite sur Belval ?
Une bibliothèque nationale a d’autres prérogatives qu’une bibliothèque universitaire. Elle doit s’ouvrir à un public plus large, aux écoles et aux lycées. Mais je ne veux pas influencer ce processus. Finalement, je pense qu’une certaine concurrence ne nuit pas au citoyen, tout au contraire. C’est un signe que la politique culturelle prend ses responsabilités aussi dans ce domaine.
Ce qui n’est pas forcément le cas des archives.
Oui, c’est vrai que c’est un problème que nous devrons résoudre dans les années à venir et ce ne sera pas facile. Dans l’urgence, nous avons identifié des solutions partielles et provisoires, mais toujours est-il que si les archives existantes devaient fermer leurs portes entre-temps, nous serons devant un vrai défi et il faudra trouver une solution globale adéquate.
Un autre dossier, qui vous tient spécialement à coeur, c’est le bureau d’exportation pour musiciens. Comment fonctionnera-t-il ?
Sous peu, nous ferons une conférence de presse sur le sujet, donc je ne peux pas tout vous révéler ici. Néanmoins, il fonctionne depuis une année et a soutenu pas mal de groupes luxembourgeois à l’étranger pour trouver des concerts, surtout à des endroits qui jusque-là leur étaient fermés. De façon générale, nous voulons exporter les acteurs culturels luxembourgeois toutes disciplines confondues. Pour cela, il nous faut travailler professionnellement et organiser le maximum d’occasions possibles pour nos artistes de se représenter le mieux possible. Cela implique aussi la présence de la presse spécialisée et d’autres acteurs du business, comme des dénicheurs de talents. En tout cas, il faut éviter que l’artiste ait l’impression d’être en excursion, mais qu’il ait un impact réel. Il faut que l’artiste soit au centre des efforts et qu’il rencontre les bonnes personnes qui pourront l’aider à le faire avancer dans sa carrière. Je n’ai rien contre les bookers, éditeurs, galéristes et autres marchands d’art. Certes, ce n’est pas au ministère de les financer, mais s’ils peuvent se construire une existence autour de nos artistes c’est une bonne chose. Car, jusqu’à preuve du contraire, nous vivons dans un système capitaliste. Ce qui ne veut aucunement dire que je suis un commerçant de la culture, voire un darwiniste social. Le fait est juste qu’il y aura toujours des artistes avec plus de succès que d’autres. Et aider ces derniers, même s’ils ne représentent qu’une minorité, s’ils sont alternatifs ou qu’ils dérangent, fait aussi partie de mes attributions.
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