Rétrocession fiscale : « Le Luxembourg se tire une balle dans le pied »

Les élu-es des régions frontalières françaises et allemandes demandent une rétrocession fiscale au Luxembourg pour faire face aux dépenses de services publics engendrées par l’afflux de frontaliers-ères. Le gouvernement luxembourgeois refuse obstinément et veut privilégier des coopérations sur des projets ponctuels. Illustration de la problématique à Villerupt, dont les élus mènent ce combat depuis plusieurs décennies.

L’hôtel de ville de Villerupt. La commune de Meurthe-et-Moselle prévoit une hausse de 50 % de sa population dans les sept ans à venir, nécessitant des investissements conséquents en infrastructures et personnels publics. (Photo : Wiki Commons)

« Le Luxembourg nous coûte de l’argent mais ne nous rapporte rien, on a les inconvénients sans les avantages » : Pierrick Spizak résume de manière abrupte sa vision de la relation entre Villerupt et le Luxembourg. Élu en 2020, le maire communiste de 35 ans est confronté à la réalité de l’afflux de frontaliers-ères, comme c’est le cas pour l’ensemble de ses homologues des communes voisines du Luxembourg. Pour faire face aux dépenses que cela engendre en termes de services publics, le jeune maire attend « un meilleur partage des richesses » par une rétrocession fiscale, autrement dit qu’une partie des impôts payés par les frontaliers-ères au Luxembourg revienne à sa commune de 10.000 habitant-es.

La question de la rétrocession fiscale n’est pas nouvelle mais gagne en acuité au fil des ans, alors que le Luxembourg crée de plus en plus d’emplois occupés par des salarié-es qui vont résider dans les régions voisines, bien incapables de se loger dans un pays dont les prix de l’immobilier sont stratosphériques. Elle prend aussi une tournure plus passionnée, alors que le gouvernement luxembourgeois oppose systématiquement une fin de non-recevoir aux élu-es allemand-es et françai-es qui en font la demande. Le débat est parfois alimenté par des polémiques stériles, comme en 2018, quand Xavier Bettel a répondu que le Luxembourg « ne veut pas payer les décorations de Noël » des communes frontalières. Il y a quelques semaines encore, le ministre des Affaires étrangères, Jean Asselborn, a balayé d’un revers de main les demandes en avançant, dans une réponse à une question parlementaire, que 20 % des frontaliers-ères français-es ne paient pas d’impôt au Luxembourg et en listant les projets d’infrastructures de transport cofinancés par le Luxembourg en France et en Allemagne. Une provocation supplémentaire pour les élu-es des régions concernées.

Leur incompréhension est d’autant plus grande qu’un accord de rétrocession existe déjà avec la Belgique, qui se voit reverser 34 millions d’euros par an par le Luxembourg. L’apport est substantiel et représente par exemple 14 % du budget d’Arlon. Les défenseur-es de la rétrocession se réfèrent aussi à l’accord en vigueur entre les collectivités locales françaises et Genève, à la frontière suisse, qui leur permet de récupérer 320 millions d’euros par an, dont une partie vient alimenter des projets transfrontaliers, notamment dans les transports.

Vingt-sept élu-es d’Allemagne 
et de France

Fin février, 27 élu-es d’Allemagne et de France ont signé une tribune intitulée « Le travail frontalier au bénéfice des collectivités frontalières et de leurs habitant-es » pour plaider en faveur « d’un développement commun et équilibré » entre les régions frontalières et le Luxembourg. « Aujourd’hui, avec toujours plus d’Allemand-es (53.000) et de Français-es (117.000) travaillant de l’autre côté de la frontière et l’explosion des coûts de l’énergie, la situation n’est plus tenable, en particulier pour nos communes », relève la tribune. Pour ces élu-es, les compensations financières doivent « devenir une réalité permanente ». Selon les scénarios, la tribune chiffre la compensation à verser entre 192 millions et 375 millions d’euros par an, à répartir entre différentes collectivités (voir tableau).

Les impôts et taxes payés par les frontaliers-ères français-es représentaient 1,9 milliard d’euros en 2022, selon un calcul effectué par l’ancien maire de Metz. Dominique Gros n’occupe plus aucun mandat politique, mais préside aujourd’hui l’association Au-delà des frontières (ADF), qui milite pour une meilleure équité transfrontalière. Dans une lettre au préfet de Moselle, l’ancien élu socialiste liste aussi les dépenses qui incombent à la France, comme la formation initiale des frontaliers-ères, qu’il chiffre à 395 millions d’euros par an, ou encore les 164 millions d’euros pour la prise en charge exclusive par la France du chômage des frontaliers-ères, qui cotisent pourtant au Luxembourg.

Source : Tribune Frontaliers/ADF, Statec, IGSS

Aux gouvernements de taper 
sur la table

Tous ces chiffres, Alain Casoni les connaît bien et il est capable de multiplier ce type d’exemples presque à l’infini. Il est le prédécesseur de Pierrick Spizak à la mairie de Villerupt et sans doute l’un des meilleurs connaisseurs de ce sujet qu’il suit depuis le début des années 1980. C’est l’un des combats de sa vie politique et il continue à s’y investir ardemment. « Le Luxembourg pense défendre ses intérêts, mais je pense qu’il se trompe, car tout le monde a réellement à y gagner. Cette position est incompréhensible », estime l’ancien élu communiste, qui n’hésite pas à avoir la dent dure avec ses voisins. « Le Luxembourg se tire une balle dans le pied, car personne ne sera incité à venir s’installer dans ces régions si elles restent pauvres, alors qu’il veut recruter 300.000 frontaliers de plus dans les années à venir. » Les déséquilibres sont considérables, dit-il, citant « la ville d’Esch dont le budget permet d’investir 5.000 euros par habitant et par an alors qu’à Villerupt, c’est 1.000 euros ». Maire de la commune meurthe-et-mosellane pendant 21 ans, il rappelle « une histoire commune avec la mine et la sidérurgie, mais aussi humaine avec l’immigration italienne ». Pour lui, « cette histoire a aujourd’hui comme enjeu de construire un avenir commun ».

Il veut croire qu’une solution peut être dégagée si tout le monde se met autour d’une table avec une méthode et la volonté d’avancer. Mais il n’est pas naïf et pense aussi que cela ne se fera pas sans investissement de Paris dans ce dossier : « Au niveau national, la France pratique la politique de l’autruche. On ne peut pas accepter que Bettel dise qu’il ne veut pas payer les décorations de Noël. J’aime qu’on respecte mon pays. Il faut que le gouvernement français mette la pression sur le Luxembourg, et je dis cela sans mépris. Bercy (le ministère des Finances) est au courant de la situation mais rien ne se passe. »

L’inertie des gouvernements français et allemand transparaît aussi dans la tribune publiée début février par les 27 élu-es. Ils et elles appellent leurs « États [à] faire preuve de volonté politique afin de créer les conditions d’un véritable développement européen aux frontières du Luxembourg ». Sans le dire publiquement, de plus en plus d’élu-es, tant français-es qu’allemand-es, partagent le sentiment que leurs gouvernements devront taper un bon coup sur la table pour voir les choses se débloquer. « La France est quand même la sixième puissance mondiale », raille l’un d’eux, sous couvert d’anonymat.

Photo : Wiki Commons

Points de deals et prostitution

Élu il y a à peine trois ans, Pierrick Spizak n’est pas partisan du coup de force et n’attend rien de Paris. Sa position l’a éloigné d’Alain Casoni, qui veut désormais voir la rétrocession fiscale aboutir rapidement. Quarante ans de revendications inassouvies dans ce sens expliquent sans doute l’impatience grandissante de l’ancien maire.

Son successeur se veut pragmatique : « La finalité, c’est la rétrocession, mais si on doit d’abord en passer par des projets de coopération ponctuels, allons-y, expérimentons. Il est néanmoins compliqué pour une commune de peser sur ce genre d’initiatives, pour lesquelles c’est le Luxembourg qui fait la pluie et le beau temps. Nous avons montré que nous savons faire avec Esch2022, puisque nous étions l’une des huit communes françaises associées à l’événement. » Il prône des relations humaines directes et régulières avec les élu-es des communes luxembourgeoises voisines pour construire sur le long terme. « Pour Esch2022, nous n’avons eu que trois réunions avec les Luxembourgeois, c’est trop peu », déplore-t-il.

Dans l’immédiat, « la clôture du budget est difficile », reconnaît le jeune élu, qui ironise sur les 50 millions d’euros investis dans une nouvelle piste cyclable à Esch-sur-Alzette. « Nous n’avons même pas 100.000 euros à consacrer à un tel aménagement. » Comme maire, il doit régler au quotidien des problèmes très concrets pour gérer l’afflux de ménages frontaliers, souvent des couples jeunes avec des enfants en bas âge. « Nous avons cinq écoles à charge et un nouveau groupe scolaire à venir avec une très forte demande en périscolaire. Cela fait des bâtiments à construire et à entretenir, du personnel à embaucher et à payer. Ce sont encore des infrastructures sportives à financer, une voirie à maintenir… »

Il y a aussi les effets indirects et très indésirables de la proximité avec le Luxembourg. Le prix de l’habitat a explosé ces dernières années et un logement se négocie désormais aux alentours de 350.000 euros en moyenne. Dans le nouvel écoquartier de Cantebonne, le tarif atteint 530.000 euros. À portée de bourse pour celui ou celle qui travaille au Luxembourg, mais pas pour des salarié-es français-es dont les rémunérations sont bien moindres. Comme toutes les communes frontalières, Villerupt vit le paradoxe de s’appauvrir en accueillant des ménages bien portants. Les prochaines années relèveront du défi pour Pierrick Spizak, les prévisions tablant sur une population de 15.000 habitants en 2030 à Villerupt, soit une hausse de 50 % dans les sept ans à venir.

« Nous voulons de la mixité sociale », insiste le maire, citant l’exemple des fonctionnaires pour qui il devient quasiment impossible de se loger dans la commune. Ce qui n’en facilite pas non plus les recrutements : « Nous avons eu le plus grand mal à recruter récemment un plombier-chauffagiste pour la commune, nous n’avons eu que très peu de candidatures », rapporte-t-il. « C’est encore plus compliqué pour les fonctionnaires nationaux, comme les enseignants, dont le point d’indice est régi par le gouvernement », précise-t-il.

Plus grave, Pierrick Spizak raconte l’arrivée de marchands de sommeil dans sa commune, des points de deals qui s’établissent jusque dans le centre-ville et la prostitution qui fait son apparition. Vraiment tous « les inconvénients sans les avantages ».


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