Science-fiction
 : Par-delà la distance


Les nouveautés médiatiques de la rentrée littéraire éclipsent parfois des sorties moins en vue dans l’Hexagone, mais souvent plus originales ou stimulantes. Au nombre de celles-ci, cette traduction d’un roman américain qui propose l’histoire d’un amour intense mais contrarié, sur fond de communication avec Mars.

(Couverture : Albin Michel imaginaire)

En 1896, « la plaine rouge de Mars servait d’arrière-plan à un dessin intentionnel d’une netteté absolue – quatre traits parfaitement parallèles ». Voilà le point de divergence uchronique de ce récit, dans lequel la Terre et Mars commencent à communiquer par géoglyphes interposés. Mais les échanges s’arrêtent dans les années 1930, lorsque la planète rouge propose la résolution d’un problème de relativité qui met Einstein lui-même en difficulté. Il faut dire que le « curieux langage » mathématique des Martiens postule en particulier que « la distance [n’existe] pas en tant que constante, ou pas seulement ». De quoi faire s’arracher les cheveux à la communauté scientifique terrienne.

Mais pas ceux de Crystal Singer, jeune mathématicienne surdouée. Néanmoins, pour renouer le fil de la conversation interplanétaire en soumettant enfin une réponse adéquate, il conviendrait de creuser le sol d’un site à l’abandon depuis trois décennies et d’y faire brûler du pétrole. Mieux vaut trouver une autre solution. C’est là qu’intervient Rick Hayworth, le narrateur, amoureux fou de Crystal et coordinateur logistique inventif à défaut d’être un aussi brillant mathématicien. S’ensuit une expédition vers l’Arizona avec quelques jeunes collègues. Le dialogue avec Mars reprend. Tout va-t-il donc pour le mieux ? Non : en pleine gloire, Crystal disparaît. Rick va la chercher alors sans relâche, des années durant.

Amour et désamour martien

« L’affaire Crystal Singer », au-delà de sa dimension science-fictive, est d’abord l’histoire d’un amour. De deux, même. Car à celui qui lie Rick à Crystal répond celui dans lequel s’engagent la Terre et Mars, au moyen d’une danse de séduction à la communication lente et sporadique. Deux amours à distance, puisque quand Crystal disparaît, elle continue à expédier des lettres. Le titre en anglais, « Singer Distance », exacerbe cette notion et montre l’immersion totale de l’héroïne (pourtant quasi absente) dans les mathématiques martiennes. Un des piliers de celles-ci consiste en l’abolition de la distance, on l’a vu. Crystal confirme dans sa correspondance : « Je sais que j’ai été insupportablement distante, mais sache je t’en prie que je te sens impossiblement proche. »

Roman parfois épistolaire et ancré dans les années 1960-1970, quand les moyens de communication n’avaient pas l’instantanéité d’aujourd’hui, « L’affaire Crystal Singer » déroule son histoire avec une fluidité douce, sans ménager de rebondissements haletants. Les mathématiques y jouent un rôle, mais celles et ceux qui les craignent apprécieront de les voir évoquées de façon plus littéraire et métaphorique que scientifique. Pas de « hard science » ici : c’est l’humain qui est au cœur du livre. Ethan Chatagnier (traduit par Michelle Charrier) magnifie l’absence de Crystal avec les mots d’un Rick à l’amour intact, quoique sévèrement éprouvé. Il dessine en creux le portrait d’une femme fascinante, brillante, mais accaparée par une passion dévorante.

On pourrait longtemps recenser les thèmes et leurs imbrications (citons encore l’incommunicabilité, ainsi que les liens des mathématiques avec l’art), qui témoignent d’une solide construction de l’auteur. Pourtant, si le roman se prête merveilleusement à une analyse littéraire, sa force est de faire passer ses messages avec une évidence naturelle, sans ostentation et surtout sans mièvrerie. On se souviendra durablement de Rick à la recherche de son amour distant mais proche, celui qu’il a scellé avec Crystal lors d’une expédition qui annonçait la séparation : « Je lui ai donné le genre de baiser qu’on n’oublie pas, un baiser qui, pour moi, avait davantage de contenu que les papiers posés devant nous, où était décodé un des grands mystères de l’univers. » Qui renoncerait après ça ?

Ethan Chatagnier, « L’affaire Crystal Singer », traduit de l’américain par Michelle Charrier, 
Albin Michel Imaginaire, 288 p.

« On était sur la Route 66, quelque part à l’ouest d’Oklahoma City, aux petites heures d’un jour quelconque de fin 1960. Personne d’autre que nous cinq n’était au courant de la mission qu’on s’était fixée. Ronnie, Otis et Priya dormaient à l’arrière, mais pour moi, dans ces moments-là, il n’y avait que Crystal. Je l’ai regardée, à peine éclairée dans la cabine, mais toujours rayonnante. Elle était entrée en fac à dix-sept ans et avait entamé son doctorat à vingt et un. À maintenant vingt-quatre, c’était notre benjamine de quatre ans. Ça ne se voyait pas. Elle avait le regard jeune, le sourire jeune, mais des esquisses de rides. Sans vraiment blanchir, ses cheveux se ternissaient ; ils avaient perdu de leur couleur depuis les deux ans que je la connaissais. À trente ans, elle grisonnerait. Ma mère était comme ça. Elle faisait plus que son âge, mais ça lui allait bien. Sur elle, les signes du vieillissement avaient l’air d’élégants accessoires, acquis par choix. Les rides de rire constituaient à l’en croire le meilleur des maquillages ; il n’existait pas de cosmétiques capables de dissimuler une vie passée à faire la grimace. Crystal et elle ressemblaient au bois ou au cuir de qualité, qu’une légère patine embellit.
Je savais qu’il fallait éviter de dire ça à une femme, même si j’y voyais un beau compliment. »


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