Sur les planches : Ensemble

Pour sa première production de la saison, le Théâtre du Centaure propose une pièce de Fabio Marra qui remet en question le concept de normalité dans la société. Une entrée en matière pertinente et réussie.

Michele se trouve-t-il mieux chez lui… (Photos : Bohumil Kostohryz)

La rentrée théâtrale au Centaure est forte en symboles. D’abord celui du titre de la pièce présentée, « Ensemble » : si l’on excepte une brève réouverture en fin de saison dernière, c’est la première fois que le public pourra revenir dans la belle salle voûtée de la Grand-Rue après plus d’un an et demi de fermeture – la covid est évidemment passée par là. Et puis un autre symbole, c’est celui de la metteuse en scène choisie pour ce retour : Marja-Leena Junker retrouve le théâtre qu’elle a dirigé pendant plus de deux décennies, elle qui a construit sur la durée les liens entre l’institution et son public. Ensemble, donc, à nouveau. Et l’on veut croire que l’assistance clairsemée de la représentation de jeudi dernier n’était qu’un démarrage en douceur avant un large succès.

D’autant que le spectacle proposé a d’indéniables atouts. Dans « Ensemble », Fabio Marra, jeune dramaturge italien installé à Paris, nous envoie au septième étage d’un immeuble napolitain. Y habitent Isabella, retraitée aux maigres revenus, et son fils Michele. Le trentenaire vit dans son monde, tel un enfant qui ne se serait pas vu grandir, répète tout ce qu’on lui dit, ignore ce qui ne lui plaît pas… bref, correspond à la définition de simple d’esprit selon la normalité sociétale. Mais cette normalité n’est-elle pas une notion bien floue ? C’est tout l’argument de la pièce, qui va introduire un grain de sable dans la relation tumultueuse mais au fond bien huilée entre mère et fils, en la personne de Sandra, la fille qui n’avait pas donné signe de vie depuis dix ans. Voilà qu’elle renoue avec sa mère en vue de son mariage, mais est-ce bien tout ce qu’elle veut ? On se doute bien que non ; les vieilles rancœurs vont remonter à la surface et cette réapparition va chambouler l’équilibre familial.

… ou dans une institution spécialisée ? « Ensemble » s’interroge sur le traitement de la différence dans notre société.

Les dialogues de Fabio Marra collent au plus près des personnages, dans une veine très réaliste – très terre à terre, pourrait-on même dire. Ils réussissent en peu de mots à capturer l’essence des relations entre les protagonistes, tout en suggérant également beaucoup par les ellipses temporelles entre les scènes. Sur un tel sujet, il est parfois nécessaire de lâcher un peu de lest après certaines altercations ou certaines scènes intenses ; c’est ce que le dramaturge parvient à accomplir, avec un bel équilibre entre humour et grandes émotions. Il obtient même une certaine suspension d’incrédulité face à cette fille qui revient après dix ans d’absence et se réintègre presque en un instant dans le noyau familial.

Si l’on ajoute à ces mots précis les musiques sélectionnées par Hughes Maréchal, dont certaines sont même interprétées sur scène, on obtient une atmosphère napolitaine parfaitement réaliste et immersive. S’y greffent la mise en scène de Marja-Leena Junker et la scénographie d’Anouk Schiltz. À ce titre, il faut mentionner l’habile décor : sur un plateau aussi petit que celui du Centaure, on a droit à un appartement en miniature où tous les espaces sont utilisés, ménageant même aux comédiennes et au comédien des espaces pour évoluer hors de la scène et s’assurer des entrées inattendues. Un parallèle évident avec la vie rangée d’Isabella et Michele : tout est exigu, certes, mais propre et fonctionnel. Les chaussures étincelantes de Sandra, desquelles suinte son aisance financière, y détonnent immédiatement. Une rentrée et une production fortes en symboles, vraiment.

Personne n’est comme les autres

Au cœur du texte, l’acceptation de la différence de Michele chemine de tendresse en colère, de lassitude en combativité. Un regard trop rapide sur Isabella pourrait amener à conclure qu’elle s’est sacrifiée pour son fils, tandis que le même sur Sandra pourrait faire penser qu’elle n’est qu’une arriviste qui renie sa famille pour asseoir sa position sociale. Quant à Michele, sa différence par rapport à la norme comportementale pourrait tout bonnement conduire à détourner le regard. Mais tout n’est pas si simple. Chaque personnage a ses parts de lumière et d’ombre, révélées en partie pendant la pièce. Les compositions de Nicole Dogué (Isabella), Mathieu Moro (Michele) et Delphine Sabat (Sandra) s’attachent à rendre cette ambiguïté avec beaucoup de naturel. Le contraste entre l’expression très franche de la mère et la diction plus choisie de la fille, comme si cette dernière voulait s’extirper par la langue de ses racines prolétaires, constitue une piqûre de rappel récurrente que c’est de la tension que vient l’intérêt. Et le public de se retrouver un peu comme la jeune femme qu’incarne Tiphanie Devezin, une éducatrice spécialisée en attente de nomination qui postule pour l’entreprise de Sandra : faussement ingénue, elle observe avec gentillesse et un brin d’espièglerie le petit manège de cette famille pas comme les autres, qu’elle connaît depuis son enfance. Au fond, personne n’est comme les autres. La pièce vient le rappeler à qui l’aurait oublié.

Chronique drôle et émouvante – parfois jusqu’aux larmes – d’une différence souvent stigmatisée par une société normative, « Ensemble » au Centaure fait assaut de tendresse et de compréhension pour atténuer quelque peu la violence du monde. Jeu, décor, lumières, musiques et mise en scène y sont au service d’un texte malin et clairvoyant. Et tout ça, franchement, fait du bien.

Au Théâtre du Centaure, les 7, 8, 11 et 12 octobre à 20h ainsi que les 9 et 13 octobre à 18h30.

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