Pour le LCGB, l’accord de coalition va dans le bon sens. Ce n’est pas du tout l’avis de l’OGBL, vent debout contre un programme qu’il considère comme pénalisant pour les salarié-es. Ces divergences de vues illustrent un retour marqué au clivage entre gauche et droite. Face à la nouvelle donne politique, les deux premiers syndicats du privé affûtent leurs arguments en vue des élections sociales du 12 mars prochain.
Le casino choisi par le LCGB n’est pas syndical. Il est bel et bien consacré aux jeux de hasard et d’argent. Ce vendredi 24 novembre, le syndicat chrétien a présenté ses candidat-es à la Chambre des salariés (CSL), au cours d’une soirée au Casino 2000, à Mondorf-les-Bains, où il avait convié ses délégué-es. À défaut d’être une loterie, les élections sociales du 12 mars prochain ont tout d’une course de fond pour le LCGB, puisqu’il avait dévoilé son programme de campagne dès le 3 juin, soit neuf mois avant l’échéance. Le vote désignera les membres qui siégeront à la CSL et renouvellera les délégations du personnel dans les entreprises. C’est le scrutin le plus large organisé dans le pays, puisqu’il s’adresse à plus de 500.000 salarié-es, y compris les 220.000 frontalières et frontaliers.
L’OGBL, rival du LCGB et premier syndicat du pays, n’est pas encore officiellement entré en campagne, mais se montre des plus actifs et visble sur le terrain social. Avec l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement purement de droite, la divergence entre les deux principaux syndicats du privé va bien au-delà des considérations tactiques sur les élections sociales. Leur analyse de l’accord de coalition, conclu entre le CSV et le DP, est diamétralement opposée. Entre syndicats, le bouleversement politique ravive le clivage entre gauche et droite qui s’était estompé ces dix dernières années, et même ces vingt dernières années, si l’on considère les coalitions entre CSV et LSAP. Pour résumer de façon quelque peu caricaturale : face à la nouvelle donne, les feux sont au vert pour le LCGB, tandis que l’OGBL voit rouge.
« Dans la partie consacrée au travail, je dois dire qu’il y a beaucoup d’éléments qui se trouvent déjà dans le programme d’actions du LCGB. Je pense qu’avec ce gouvernement, nous pouvons obtenir des résultats dans l’intérêt des gens qui travaillent », anticipe, le 20 novembre, le président du LCGB, Patrick Dury, sur les ondes de RTL, où il est invité à décortiquer l’accord de coalition. Sur la flexibilisation du temps de travail, il pense que « ça va dans le sens qu’on pense être juste, car il s’agit d’une codécision entre employeurs et salariés ». Patrick Dury accorde encore son satisfecit aux incitations fiscales à la construction, présentées comme l’un des remèdes à la crise du logement : « Tout ce qui stimule l’offre est bon. » Relevant le flou de certaines annonces, comme une possible réforme des pensions, le patron du LCGB se réjouit néanmoins d’un système d’indexation des salaires et, plus largement, d’un dialogue social qu’il estime préservés.
La victoire de Luc Frieden aux législatives du 8 octobre inaugure-t-elle une relation privilégiée renouvelée entre le parti chrétien et son pendant syndical ? Patrick Dury s’en défend sur RTL : « Nous ne prenons pas position pour un parti ou une personne. On a un accord de coalition avec lequel on peut travailler et sur la base duquel on peut entamer des discussions. » Pour preuve de cet apolitisme, il avance « les bons résultats que nous avons obtenus ces dernières années », avec un gouvernement dont le parti chrétien-social était absent.
« Un accord avec lequel on peut travailler »
Si le réformisme est au cœur de l’action du LCGB, indépendamment des partis au pouvoir, il est difficile de nier sa proximité traditionnelle avec le CSV. Comme c’est le cas pour le LSAP avec l’OGBL, des caciques du parti chrétien-social ont fait leurs premières armes au LCGB. C’est par exemple le cas de Marc Spautz, incarnation de l’aile sociale du parti, devenu président de la fraction CSV à la Chambre. En mai dernier, le comité central du syndicat recevait aussi Luc Frieden pour un exposé de son programme électoral. Le rendez-vous avait alors été présenté comme « quasi spontané », s’inscrivant dans « les échanges habituels avec des responsables politiques ». Mais à notre connaissance, Luc Frieden est le seul candidat à avoir été entendu de la sorte par le syndicat en amont des élections.
Le nouveau premier ministre ne s’était, en revanche, pas livré au même exercice face à l’OGBL. Où l’analyse de l’accord de coalition est autrement plus corrosive. Vendredi 24 novembre, quelques heures avant que Patrick Dury ne rassemble ses troupes sous les lustres du Casino 2000, la présidente de l’OGBL, Nora Back, étrille le programme gouvernemental au cours d’une conférence de presse, dans les locaux du syndicat à Luxembourg. Son décryptage du document est un négatif de celui du président du LCGB.
« Après les législatives, nous avions dit que nous allions vers des temps difficiles. Ça se confirme », tranche d’emblée Nora Back, avant d’enfoncer le clou : « Beaucoup de points ne sont pas satisfaisants et certains franchissent nos lignes rouges, mais ce n’est pas surprenant. On est face à un programme libéral, ultralibéral même, en faveur des entreprises et des riches. On retrouve dans cet accord beaucoup de revendications de l’UEL et compagnie. Il va à l’opposé d’une meilleure répartition des richesses, car il renforce ceux d’en haut. » Plusieurs fois au cours de son analyse, la patronne de l’OGBL déplore un accord contraire aux « valeurs » de son syndicat. La fracture est assurément politique et le ton résolument à la lutte des classes.
« Tous les clichés des libéraux »
Pendant une demi-heure, elle égrène ses points de désaccord. L’index ? « Il y a contradiction entre le fait de reconnaître son utilité et de convoquer une tripartite au-delà d’une tranche dans l’année. C’est un premier no-go pour nous, car c’est une façon de le contourner. » La flexibilisation du temps de travail ? « C’est le pire scénario, sorti du programme du DP. C’est une revendication patronale pure et dure, qui veut disposer des salariés quand il en a besoin. » Les conventions collectives négociées sans les syndicats ? « Nous sommes contre, car un salarié n’est pas dans une relation égalitaire avec le patron, il dépend de son salaire, de son emploi. Il ne peut pas négocier comme le fait un syndicat. » La lutte contre la pauvreté ? « L’accord véhicule tous les clichés classiques des libéraux sur les pauvres en les invitant à travailler, comme s’ils avaient choisi d’être sans d’emploi. »
Nora Back s’emploie ainsi à tailler en pièces une bonne partie du programme de coalition, jugeant la politique fiscale à l’avantage des plus riches, la politique du logement en faveur des promoteurs et la politique en matière de droit du travail inquiétante. « Un programme de coalition est une déclaration d’intentions », tempère-t-elle, avant de repartir à l’attaque : « Nous sommes ouverts au dialogue, mais nous serons attentifs, et certaines choses ne pourront pas être adoptées comme ça. On s’opposera fermement. » Un message que le syndicat transmettra au nouveau ministre du Travail, le CSV Georges Mischo, qu’il rencontre ces jours-ci pour une première prise de contact. Voilà ce dernier prévenu, et sans doute pourra-t-il se consoler avec l’approche plus conciliante du LCGB.
Nora Back récuse cependant le reproche de « radicalisation » fait à son syndicat face au nouveau gouvernement : « Ce que nous disons là se trouve dans nos programmes depuis toujours. » En cette période préélectorale pour les syndicats, l’offensive de l’OGBL ne se concentre cependant pas exclusivement sur l’accord de coalition, et le syndicat communique tous azimuts en direction des médias.
Hasard ou non du calendrier politico-social, ce 27 novembre, les salarié-es de l’usine Ampacet à Dudelange ont entamé une grève à l’initiative de l’OGBL. Le mouvement permet à celui-ci d’afficher sa fermeté dans la défense des salarié-es. Et le place au cœur de l’actualité, tant une grève reste un événement rare au Luxembourg. Le conflit est né de la dénonciation unilatérale de la convention collective par la direction. Elle rejette notamment une revendication de hausse salariale de 2,5 % (elle propose 0,3 %) et refuse l’octroi de trois jours de congé supplémentaires aux employé-es de l’usine, qui produit des granulés en plastique. L’OGBL accuse aussi la direction d’attenter au droit de grève, en tentant de remplacer les grévistes par des intérimaires. Pour Nora Back, l’entreprise américaine est un cas d’école, illustrant le danger pesant sur le dialogue social et le principe des conventions collectives, « au cœur du modèle social luxembourgeois », selon elle. Face au risque de précédent, elle appelle le gouvernement à réagir.
En attendant cette hypothétique réaction, le conflit chez Ampacet mobilise les politiques. À gauche, bien sûr. Le piquet de grève installé devant l’usine a tout d’abord eu la visite du député Déi Lénk David Wagner, dont le parti avait déjà alerté sur la situation avant l’arrêt du travail. Le syndicalisme, la défense opiniâtre du droit du travail ou la lutte contre « une attaque effrontée du patronat » – dixit Déi Lenk au sujet d’Ampacet – sont inscrits dans l’ADN du parti. Rien d’étonnant, dès lors, de le voir s’associer régulièrement aux actions syndicales. Les grévistes d’Ampacet ont aussi reçu le soutien de Dan Biancalana, le député-maire socialiste de Dudelange, membre d’un parti avec lequel l’OGBL a eu parfois maille à partir ces dernières années.
Le LSAP veut embarquer l’OGBL
En mai 2022, le syndicat jetait même un pavé dans la mare en constituant un front commun avec Déi Lénk pour défendre l’index. « Nous sommes énormément déçus de l’attitude du LSAP », avait alors déclaré Nora Back. Cette apparente rupture faisait figure de révolution entre un syndicat et un parti inextricablement liés pendant des décennies. Mais la présidente de l’OGBL avait aussi signifié que la fâcherie n’était pas définitive. Ce qui, sur le papier, pourrait arranger les affaires des socialistes, du moins dans leur façon de concevoir leur nouveau rôle sur l’échiquier politique. Depuis qu’il a été renvoyé dans les cordes par Luc Frieden sur la possibilité de former une coalition avec le CSV, le LSAP se drape dans l’habit de premier opposant, retrouvant des accents de gauche qu’on ne lui connaissait plus vraiment. Le parti se dit résolu à tenir fermement ce rôle. Au besoin avec l’appui des syndicats, menace-t-il. Entendez l’OGBL, dont les 60.000 membres revendiqués dans tous les secteurs de l’économie lui confèrent un réel potentiel de nuisance.
L’OGBL en supplétif du LSAP pour l’aider à tenir son rang de premier opposant ? L’idée fait sourire Nora Back. « La réponse est toujours la même : nous sommes politiquement indépendants, ce qui ne veut pas dire que nous sommes neutres ou politiquement abstinents. Nous donnons ouvertement notre avis à tous ceux qui mènent une politique contraire à nos intérêts, peu importe leur couleur. On s’est toujours opposés quand nous étions en désaccord et nous l’avons toujours fait avec ceux qui peuvent être nos alliés. » Et de répéter que, à ses yeux, « l’OGBL est la plus grande force d’opposition au politique ». « Si on doit s’opposer et lutter, on le fera et, à ce moment, c’est peut-être nous qui allons emmener les partis avec nous », veut-elle croire.
Ni adhésion de principe ni fin de non-recevoir en direction du LSAP, donc. D’autant qu’avec sa connaissance des rouages du pouvoir et ses 11 député-es, le parti peut s’avérer un relais utile des revendications syndicales. L’époque où les leaders du LSAP avaient aussi leur carte de membre de l’OGBL – et vice versa – n’est pas totalement révolue. Mais la nouvelle génération de quadras qui a pris les rênes du syndicat cultive souvent plus de proximité politique avec Déi Lénk qu’avec le LSAP.
Si le LCGB mise de manière peu voilée sur le noir, les jeux ne sont pas encore faits à gauche, et rien n’indique que l’OGBL se positionnera un jour aussi nettement que le syndicat chrétien. Seule certitude sur le front social : avec un gouvernement tout dévoué aux entreprises et aux plus fortuné-es, la partie promet d’être animée ces cinq prochaines années.