Médias et genre : « Il faut un travail de déconstruction »

Quel rôle les médias jouent-ils dans la reproduction des stéréotypes sexistes ? À quels obstacles se heurtent les femmes journalistes ? Et comment faire changer les choses ? Entretien avec Marlène Coulomb-Gully, spécialiste en la matière.

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Marlène Coulomb-Gully, originaire de Thionville, est professeure en sciences de la communication à l’université Toulouse 2-Jean Jaurès, spécialiste des questions de genre et membre du Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes (HCEfh) français. (Photo: Michel Viala pour « La Dépêche »)

woxx : En 2015, le Global Media Monitoring Project (GMMP) a relevé que de grandes inégalités entre hommes et femmes persistaient en termes d’accès aux postes-clés au sein des médias. Vous êtes l’auteure d’un livre sur huit femmes journalistes politiques françaises et les difficultés qu’elles ont rencontrées. Les choses n’ont-elles pas évolué ?


Marlène Coulomb-Gully : La sous-représentation des femmes dans les instances décisionnelles est un phénomène systémique et général. Aujourd’hui, selon les études faites sur ce sujet, on a un ratio d’à peu près un quart à trois quarts, au mieux d’un tiers à deux tiers entre femmes et hommes. Ce sont des chiffres qui interpellent, bien sûr, parce que les femmes journalistes sont aujourd’hui aussi nombreuses que les hommes, et même désormais plus nombreuses que leurs homologues masculins à l’entrée dans la profession. On voit qu’il y a toujours ce qu’on appelle un plafond de verre, que les femmes n’arrivent donc pas à franchir un certain nombre d’obstacles pour monter dans la hiérarchie. Si on met ça en regard avec les héroïnes de mon livre, avec leur combat pour pénétrer dans le monde très masculin – surtout il y a quelques décennies ! – du journalisme politique, ça devient extrêmement concret, extrêmement incarné. Ce qui est étonnant, quand on interroge les femmes journalistes de la « première génération », dans les années 1950-1960, c’est ce sexisme extrêmement violent auquel elles ont été confrontées. Pour celles qui sont arrivées aux commandes un peu plus tard, à partir des années 1990, elles disent ne pas avoir ressenti de difficultés particulières et que, finalement, les obstacles qu’elles ont rencontrés sont ceux que rencontre tout entrant dans un monde qui est hyperconcurrentiel et hypercompétitif. Il y a donc une certaine évolution.

Au-delà de l’accès aux postes-clés dans les médias, le GMMP suggère aussi une place nettement moins importante des femmes dans les représentations médiatiques. Au Luxembourg par exemple, seules 23 pour cent des personnes évoquées dans les informations sont des femmes. Y a-t-il une corrélation entre les deux facteurs ?


C’est une grande question. Ce qu’il faut d’abord souligner, c’est que la faible présence des femmes dans les représentations médiatiques comme leur place limitée dans les organigrammes des médias renvoient d’abord à la place des femmes dans la société en général. Si les femmes occupent aujourd’hui une place un peu plus importante dans les organigrammes des médias qu’il y a dix ans, si les femmes sont aujourd’hui un petit peu mieux représentées dans les médias qu’il y a dix ou vingt ans, c’est que la place des femmes dans la société en général est sans doute moins inégalitaire qu’il y a dix ou vingt ans. Au-delà de ça, rappelons qu’il ne suffit pas d’être une femme dans une fonction-clé pour être proactive sur ces questions-là. Il ne suffit pas d’être une femme pour être féministe, en gros, et certains hommes sont plus conscients de ce type de problèmes que certaines femmes. En revanche, les deux dernières études du GMMP montrent que les femmes journalistes donnent plus la parole aux femmes que les journalistes hommes.

Vous venez de publier un livre intitulé « Femmes en politique, en finir avec les seconds rôles ». C’est votre deuxième essai consacré aux femmes politiques. Sont-elles confrontées aux mêmes obstacles que les femmes journalistes ?


Qu’il s’agisse de femmes politiques ou de femmes journalistes, elles se heurtent toutes au sexisme de la société, et ces comportements sont peut-être d’autant plus violents que les fonctions sont liées au pouvoir, médiatique ou politique. Pour le coup, la violence des réactions dans le monde politique est parfois assez inconcevable, puisqu’on pourrait attendre de nos représentants, masculins en particulier, que la question de l’égalité hommes-femmes soit pour eux une évidence. Or, quand on voit les réactions qui sont les leurs, on constate qu’il n’en est strictement rien. Et pour avoir discuté assez fréquemment avec des femmes politiques, elles me disent bien souvent que la violence des réactions des hommes politiques est absolument sidérante. Je fais référence aux réflexions permanentes qu’elles subissent sur leur physique, leurs vêtements et même leurs compétences…

« Déconstruire les représentations sexistes dont nous sommes tous et toutes inconsciemment porteurs. »

… mais aussi à des affaires de violences sexuelles, comme dans le cas de Denis Baupin, député écologiste français accusé de harcèlement et d’agressions sexuelles…


… et puis, bien sûr, des réactions que vous évoquez qui vont beaucoup plus loin parce qu’elles portent atteinte à l’intégrité physique des femmes. On a eu l’« affaire Baupin », mais aussi l’« affaire DSK ». Tout cela renvoie à des rapports de domination qui sont très largement ancrés dans la société dans son ensemble et qui s’expriment de façon violente dans le monde politique en particulier. On voit que ce caractère systémique s’articule aussi à travers des comportements individuels, l’un nourrissant l’autre.

Comment combattre la sous-représentation des femmes dans les instances décisionnelles des médias, mais aussi dans les informations médiatiques ? Des quotas comme en politique sont-ils envisageables ? Des formations obligatoires pour journalistes ?


C’est compliqué. C’est vrai qu’on l’a fait en politique, mais c’est sans doute plus difficile à appliquer dans le monde des médias, parce qu’on n’y a pas de règles de représentation en termes de quotas. Ce qui me paraît important, c’est d’apprendre à déconstruire ces représentations sexistes dont nous sommes tous et toutes inconsciemment porteurs. Je suis convaincue que la sous-représentation des femmes dans les médias ne tient pas à la mauvaise volonté des journalistes. Ils s’adressent plutôt aux hommes qu’aux femmes parce que notre univers est structuré sur la base de la domination masculine. Mais aussi parce que d’autre part, les femmes ne se mettent pas spontanément en avant lorsqu’il s’agit de prendre la parole ou de passer devant les caméras. Il y a là des apprentissages qui sont acquis depuis l’enfance et qui sont incorporés autant par les journalistes que par les gens en général. Ce qui est important, c’est de prendre conscience de ces mécanismes, et en ce sens, des sessions de formation peuvent jouer un rôle très important. Il ne faut pas oublier que nous sommes tous porteurs de cet inconscient sexiste. C’est un travail de déconstruction auquel il faut procéder, avec tout le monde.

Vous pensez donc qu’il faut s’en prendre à la société en général plutôt qu’aux médias en particulier ?


Bien sûr, mais il ne faut non plus oublier l’effet d’entraînement que peuvent avoir les représentations dans les médias. Les médias jouent un rôle important dans la socialisation en général. L’invisibilité des femmes, le fait qu’on les entende peu ou pas, n’est pas sans effet sur l’image que les femmes se font d’elles-mêmes. Je pense donc qu’il y a une responsabilité particulière des médias.

Quand on parle de « médias et genre », la question de personnes LGBTQ (lesbiennes, gays, bisexuels, trans, queer) semble parfois un peu délaissée…


Ce qui est frappant, c’est leur invisibilité quasi totale dans les médias « mainstream ». Dans les grands médias, il est très peu question du genre en tant que concept dépassant la binarité hommes-femmes. Évidemment, c’est une sensibilisation qu’il conviendrait d’effectuer pour que ces personnes sortent de l’invisibilité et du silence dans lequel elles sont confinées. Et là encore, on a un travail de déconstruction qui passe par un travail de sensibilisation des journalistes, mais aussi de la société en général.

Les « nouveaux médias », notamment les réseaux sociaux, sont-ils porteurs d’une certaine évolution sur la question de l’égalité hommes-femmes ?


Globalement, la représentation des femmes sur les sites internet des journaux n’est pas différente de celle des autres supports. Pour ce qui est des réseaux sociaux, ils reproduisent globalement les stéréotypes de représentation des médias. Et il faut souligner qu’on observe exactement les mêmes clivages au niveau des réseaux sociaux que dans certains magazines, par exemple. Les réseaux sociaux où les femmes sont les plus présentes sont en fait des réseaux sociaux plus axés sur la vie privée – Facebook et Instagram par exemple – et les réseaux sociaux beaucoup plus masculins sont plutôt axés sur la vie professionnelle et l’espace public – comme Twitter et LinkedIn. Globalement, les médias nouveaux ne sont pas plus porteurs d’égalité que les médias traditionnels. Hélas…

Le dernier ouvrage de Marlène Coulomb-Gully : « Femmes en politique, en finir avec les seconds rôles », éditions Belin.

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