Ni écologique ni social : Coups d’épée dans l’eau

Le prix de l’eau augmente. La faute au conseil échevinal ? Ou à l’Union européenne ? En réalité, il s’agit d’un vestige de l’ouragan libéral des années 90. Et d’un chemin pavé de bonnes intentions écologiques.

L’eau est un bien public. Véritable château d’eau avec créneaux et tourelle.

« Qu’entend faire le ministre afin que toutes les communes soient traitées de la même façon ? » La question relative au prix de l’eau, soulevée sur un ton indigné par le député François Bausch lors de la séance plénière du 15 décembre dernier, est compréhensible. Certaines communes, notamment celles où les Verts sont aux commandes, ont procédé à des augmentations substantielles du prix de l’eau, afin de se conformer à la nouvelle loi, transposant la directive-cadre européenne relative à l’eau. Or, les débats touchant des biens de consommation courante sont politiquement très sensibles – ce qui explique que certaines communes refusent d’appliquer la loi. Mais que ce soit le cas de la commune de Mamer, dont le député-maire est un collègue de parti du ministre de l’Intérieur Jean-Marie Halsdorf, c’est une chose que Bausch dit avoir mal à comprendre.

Ce n’est pas le seul paradoxe du dossier pompeusement appelé « prix réel de l’eau », que le woxx a couvert de manière critique depuis 2005. En effet, dans sa réponse à Bausch, Halsdorf a dû admettre que la loi ne prévoit aucune sanction pour les communes dans l’illégalité, que les communes ont reçu une circulaire sur les nouveaux prix six semaines seulement avant de devoir les appliquer, et que la loi leur accorde un délai supplémentaire d’un an non prévu dans la directive européenne.

Mais le plus paradoxal est ailleurs. En 2005, la plupart des acteurs, et notamment le parti vert et le Mouvement écologique, considéraient la directive-cadre sur l’eau comme une panacée. En introduisant une logique de prix dans la gestion de l’eau, elle devait conduire à une meilleure efficacité et surtout à un progrès environnemental. Aujourd’hui, il est devenu évident que la transposition de cette directive conduit à des impasses organisationnelles, à des absurdités écologiques et à des ravages sociaux.

« Prix réel »

Au coeur de cette directive se trouve la conception de la récupération des coûts. Alors que par le passé, dans de nombreux pays européens, les taxes d’eau et d’assainissement prélevées ne suffisent pas à couvrir les dépenses de mise à disposition d’eau potable, le texte européen impose de facturer le coût réel. Or il est difficile de calculer pour chaque consommateur final sa part dans des coûts globaux tels que l’entretien du réseau d’assainissement. Cela n’a pas empêché les promoteurs de la directive, notamment au Luxembourg, à se référer au « prix véritable », et donc « juste » d’un litre d’eau. On peut se demander pourquoi cet exercice de style imprégné d’idéologie néolibérale n’a pas été appliqué au prix de l’essence… C’est qu’au niveau européen, sous la feuille de vigne verte, se cachaient de noirs  desseins : une fois l’eau traitée comme une marchandise normale, on pourrait procéder à la privatisation de ce secteur.

De telles critiques n’ont pas empêché les écologistes politiques et associatifs de s’engager en faveur des dispositions de la directive. On a expliqué que certes, le prix du litre d’eau allait augmenter, mais qu’on pouvait néanmoins comprimer ses dépenses en consommant moins. Ce qui est vrai, c’est qu’il y a des économies d’eau à faire. Mais que cela conduise à débourser moins, voilà un gros mensonge, proféré en partie par opportunisme, en partie par ignorance. En effet, derrière le tralala écologique, il y a le bourdonnement de la réalité économique. Dans le cas de la distribution et de l’assainissement de l’eau, comme pour la plupart des services en réseau, les frais fixes sont prépondérants par rapport aux frais variables. En d’autres mots, même si un ménage diminue de moitié sa consommation en eau, le raccordement aux réseaux coûte toujours aussi cher – dans le cas de l’eau, les frais d’infrastructures comptent pour plus de 80 %.

Coût (in)compressible

Certes, on pourrait artificiellement surfacturer la partie consommation et réduire le prix de l’abonnement. Mais cela viderait de son contenu le dogme du « prix réel », et poserait un problème d’adéquation à l’égard des gros consommateurs, qui dans ce cas payeraient plus cher. Le problème est général, comme le relève un article dans le numéro de février d’Alternatives économiques. L’accès à des services essentiels comme l’énergie, l’eau, la gestion des déchets, le téléphone et internet est de moins en moins égalitaire. Le magazine met en cause la hausse du coût des abonnements, qui correspondent aux frais fixes, et qui représentent des coûts incompressibles prohibitifs pour les ménages à faible revenu.

Au Luxembourg, la discussion a tourné autour d’autres effets « injustes » de la doctrine du « prix réel ». Ainsi, l’augmentation du prix de l’eau nécessaire pour récupérer les coûts est particulièrement importante dans les communes rurales, où la densité de population est faible et les réseaux sont étirés. Ce fait est ressenti comme doublement injuste par les habitant-e-s des villages autour du Lac de la Haute-Sûre, qui approvisionne le reste du pays en eau bon marché. Tout cela a conduit le CSV, sous l’impulsion du député-maire de Tandel Ali Kaes, à envisager une convergence vers un prix de l’eau unique. Le hic : il faudrait une subvention massive de la part de l’Etat et cela viderait encore plus de sa substance le concept de « prix réel ». Enfin, l’intention annoncée de fixer les prix de l’eau pour l’agriculture et l’industrie en tenant compte de la « compétitivité » fait douter encore plus de l’équité de cette doctrine.

Mais revenons aux aspects écologiques. Une tarification dans laquelle le raccordement ou l’abonnement représente l’essentiel des coûts facturés entraîne un effet pervers pour l’environnement. Au niveau du téléphone par exemple, le renchérissement des abonnements nous conduit à hésiter beaucoup moins à passer des coups de fils qu’il y a dix ans. De même, un ménage qui paye plus cher son raccordement à l’eau hésitera moins à laver ses trois voitures à grande eau – le contraire de l’effet escompté par les écologistes adeptes du « prix réel ».

Quant aux effets sociaux, le mainstream politique a nié qu’il pouvait y avoir problème, en renvoyant à la nouvelle loi sur l’aide sociale. Celle-ci prévoit en effet un droit à la satisfaction de besoins essentiels, et inclut eau et électricité. En particulier, quand un raccordement doit être coupé pour défaut de payement, les services sociaux peuvent intervenir. Par ailleurs, les communes peuvent prévoir des aides spéciales pour compenser le renchérissement de l’accès à l’eau et à l’électricité. L’effet stigmatisant d’une telle approche est ignoré, semble-t-il, par les politicien-ne-s comme par les acteur-trice-s du secteur social.

Tant va la cruche…

Somme toute, la directive-cadre sur l’eau et sa transposition luxembourgeoise illustrent à merveille les errements auxquels conduit l’idéologie néolibérale. Ce n’est pas un hasard si l’eau a été considérée, depuis l’aube de l’humanité, comme un bien public. Aussi bien son statut de bien de première nécessité que sa mise à disposition en réseau, qui entraîne une structure de coûts peu dépendante de la consommation individuelle, indiquent qu’il convient de la gérer collectivement et publiquement. Cela vaut tout autant pour les autres biens essentiels distribués par réseau.

D’autres modèles de tarification que ceux inspirés du « coût réel » sont nécessaires pour garantir l’égalité d’accès, plutôt que de compenser les difficultés d’accès des plus faibles. Ainsi, le raccordement ainsi que la consommation de base devraient être subventionnés par les instances publiques, et éventuellement rendus gratuits. Sur cette base, une facturation progressive des quantités consommées permettrait de favoriser vraiment les comportements écologiques. Enfin, il est indéniable que l’eau peut aussi être une marchandise. Ainsi l’agriculture et l’industrie, mais aussi les propriétaires de piscines se verraient facturer l’eau consommée à peu près au coût marginal de sa mise à disposition. Là encore, le modèle de tarification est valable pour d’autres services de base en réseau – et implique que les acteurs publics reprennent en mains certains domaines économiques. De telles idées, pas vraiment dans l’air du temps en 2005, apparaissent aujourd’hui bien plus « raisonnables ». Quand est-ce que le désenchantement des citoyen-ne-s par rapport au libéralisme économique atteindra enfin la classe politique ?


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