Culture
 : « Peut-on séparer la féministe 
de la directrice ? »

Lʼartiste performeuse féministe Deborah De Robertis partage, dans une interview réalisée en août, une réflexion concernant le rôle des femmes et féministes en tant que directrices des institutions culturelles.

woxx : « Si cette performance avait été réalisée en 2023, elle aurait été mieux comprise, et nʼaurait pas fait scandale de la même façon », avez-vous déclaré à virgule.lu en mai 2023 . La performance fait référence au « Miroir de l’origine » que vous avez présenté en 2014 au Musée dʼOrsay : vous avez montré votre sexe ouvert devant « LʼOrigine du Monde » de Courbet, afin dʼattirer lʼattention sur le « regard absent de lʼobjet ». À lʼépoque, vous aviez été interpellée par la police et la performance avait fait scandale. Dans quelle mesure la réaction à cette performance serait-elle différente aujourdʼhui ? 


Elle mène une réflexion approfondie sur les femmes à la tête des institutions culturelles : lʼartiste Deborah De Robertis. (COPYRIGHT: Christian Wilmes)

Deborah De Robertis : Lorsque j’ai exposé mon sexe à l’époque, cela a été pris comme une pure provocation sexuelle, ce qui en dit beaucoup sur la culpabilité attribuée aux femmes dès qu’elles exposent leurs corps. C’est par mon expérience que j’ai commencé à travailler sur le regard et l’inversion des rapports de pouvoir. Aujourd’hui mon travail peut être lu à travers la dénonciation de l’abus et non pas sous le seul biais de la provocation. La lecture politique de cette contestation n’était pas entendable jusque-là. Pourtant la plainte a toujours été présente dans mon travail. Avant ma performance « Miroir de l’Origine », dans une série de photographies intitulée « Mémoires de lʼOrigine », je posais pour m’émanciper des abus de pouvoir dans lesquels j’étais moi-même prise. J’ai exposé mon sexe pour dire qu’il ne resterait pas caché, ni emprisonné dans des rapports abusifs, et ainsi dénoncer ce proxénétisme institutionnel systémique. Ouvrir mon sexe était ouvrir ma bouche. J’étais silencée et rendue responsable lorsque je mettais des mots sur ma propre histoire. Les clichés pris à l’exposition de Jan Fabre, à Bruxelles aux musées royaux des Beaux-Arts, constituent un exemple parlant, car il sera plus tard accusé d’agression sexuelle et condamné. Mes intuitions en tant que « jeune artiste » disaient donc quelque chose qui était tu à l’époque : ma provocation remettait déjà en cause lʼopportunisme patriarcal et les rapports de pouvoir, donc le comportement de ces hommes influents qui gardent stratégiquement la mainmise sur le corps des femmes. De mon point de vue, ce système de domination hétéronormé est à l’origine de l’invisibilisation des œuvres des femmes artistes, marginalisées, précarisées et donc sujet à toutes formes d’emprise sexuelle. En ce sens, ma démarche, liée à mon expérience personnelle, parlait déjà de #Metoo.

« Ouvrir mon sexe était ouvrir ma bouche »

Dans le même article, vous dénoncez le fait que le Centre Pompidou de Metz (CPM), malgré un intérêt initial, nʼa pas repris votre performance dans « Lacan, lʼexposition. Quand lʼart rencontre la psychanalyse », alors que lʼœuvre de Courbet et ses réinterprétations y occupent une place importante. 


Tout d’abord, je tiens à préciser que mon œuvre fera partie de l’exposition. Je ne dois cette victoire féministe et artistique qu’à mon acharnement et ma conviction à confronter le CPM publiquement. Mon insistance a fini par donner lieu à une confrontation déterminante avec le curateur de l’exposition. Mon but premier était d’empêcher toute invisibilisation. La directrice du CPM, Chiara Parisi, est restée jusqu’ici étrangement silencieuse sur les questions de fond que j’ai soulevées …

En quoi les femmes en tête des institutions culturelles pratiquent-elles donc aussi une sorte de « gate keeping » lorsquʼil sʼagit de la reconnaissance institutionnelle de lʼart féministe et radical ?  


En m’exprimant sur le sujet, je n’évoquais pas de « gate keeping » mais avant tout le silence de l’institution face à ma demande d’impartialité du curateur et, par là même, l’impartialité du CPM face à mon œuvre qui a toute sa place dans cette exposition. C’est une évidence qu’ils ne peuvent nier. Aujourd’hui mon objectif est de rendre justice à mon travail. Cela fait trop d’années quʼil subit une double discrimination, pour ne pas parler de blacklistage. Les institutions ont toujours fait un usage abusif de la loi en portant plainte pour exhibition sexuelle et en jouant facilement sur les leviers misogynes pour manipuler l’opinion publique. L’unique but a toujours été de protéger la communication autour de leurs expositions et d’être les « gate keepers », si on peut dire, du regard porté sur ces œuvres historiques remises en causes par mes performances. Or, il y a un aspect qui n’est jamais évoqué et complètement noyé par la focalisation stratégique sur le vagin : ce sont les intérêts politico-économiques des institutions. La ministre de la culture luxembourgeoise sortante, Sam Tanson, résume parfaitement le lien de cause à effet entre les abus perpétrés dans le monde de l’art et le rôle des institutions dans une perspective post #Metoo en déclarant : « Donner aux artistes un meilleur cadre pour les protéger. »

Vous nʼavez pas connu cette protection ? 


J’ai eu l’illusion pendant des années que le Centre culturel Neumünster, un lieu à la politique apparemment radicalement féministe, pouvait être un refuge pour mon travail. À ma grande surprise, c’était tout sauf un safe space dans son fonctionnement interne. Ainhoa Achutegui, sa directrice depuis 2013 (aussi présidente du Planning Familial depuis 2015, ndlr), a entretenu avec moi un rapport de sororité officieux depuis 2015 : je fréquentais les lieux officieusement, je passais à son bureau sans rendez-vous. Elle semblait s’intéresser de très près à mon travail et est allée jusqu’à m’aider à établir un budget pour une de mes performances. Il a fallu huit ans pour qu’une collaboration officielle soit mise en place sous la forme d’une résidence de recherche. Là où l’institution aurait dû m’inviter, c’est tout le contraire qui s’est passé : j’ai dû forcer la porte … Cette situation officieuse avait duré trop longtemps et a fini par me renvoyer à cette position ambiguë d’artiste illégitime que j’ai connue avec les hommes de pouvoir du monde artistique. Eux aussi entretenaient un rapport problématique à mon œuvre en se positionnant en sauveurs, en dehors des circuits officiels. J’étais cachée et leur « soutien » était prétexte à autre chose… La différence avec ces hommes, c’est qu’ici il n’y a pas eu d’intention sexuelle. Les années passant, je n’ai plus supporté le rapport toxique, qui se voulait très « privilégiée », avec la directrice de l’Abbaye, mais qui me semblait être qu’une façon détournée de maintenir encore mon œuvre en marge, finalement une autre forme de censure. Cela n’a fait que se confirmer lors de ma résidence de recherche cette année. La directrice n’était plus la femme dès lors que je suis entrée officiellement sur son terrain. L’ai-je mise en « danger » ? Où est passée la sororité* ?

Qu’en avez-vous conclu ? 


Le décalage entre la position officieuse de la féministe et la position officielle de la directrice m’a ouvert les yeux. Les barrières institutionnelles que j’ai rencontrées pour une résidence de recherche de trois semaines m’ont amenée à faire du Centre culturel Neumünster un véritable objet de réflexion. La radicalité féministe n’est-elle donc acceptée que si elle ne remet pas en cause la « procédure » de ceux et celles qui t’invitent ? La directrice de Neumünster défend la transgression des lois quand il s’agit d’exhibition sexuelle au Musée d’Orsay ou au Musée du Louvre, mais renvoie de façon très stricte à son règlement intérieur dès lors qu’il s’agirait de bouger une ligne ? J’ai eu la sensation que mon travail avait été instrumentalisé, qu’il n’avait servi que de faire-valoir féministe.

Dans un article de blog, vous écrivez à ce sujet : « Si certaines femmes dirigent désormais des centres dʼart, les intérêts politico-économiques des institutions persistent dans un fonctionnement patriarcal qui perpétue les abus. » 


Il y a un lien étroit entre l’invisibilisation des œuvres des femmes et la place d’objet sexuel qu’on leur a toujours attribué. Dans mon cas, le fait que je travaille avec mon sexe a largement cristallisé et exacerbé cette problématique. Les hors-champs du monde de l’art fonctionnent comme un réseau patriarcal « organisé ». L’exemple des deux institutions dirigées par des femmes citées précédemment, est représentatif de la dichotomie dans laquelle se retrouve cette génération de femmes de pouvoir artistique. Je constate un malaise évident lorsqu’il s’agit de s’impliquer concrètement dans une œuvre trop « polémique ». En se cachant derrière des procédures institutionnelles, elles se rendent complices d’un système qui marginalise et précarise les plus controversées, en privilégiant leurs propres intérêts économiques. Or, la seule voie possible pour décriminaliser un travail féministe est celle de la sororité politique effective. Si elles refusent de nous l’apporter, qui le fera ? Mon travail n’est pas plus nécessaire que celui d’une autre mais il est en marge, et donc « moins institutionnalisable ». C’est aux institutions, et non aux œuvres, de s’adapter. Sinon, c’est du marketing. Dans ce sens, j’ai trouvé gênant que la directrice du Centre culturel Neumünster me dise « tu n’es pas la seule artiste féministe », lorsque je l’ai mise devant ses contradictions. Dépolitiser une lutte féministe, c’est jouer le jeu du patriarcat. Elle a paradoxalement consacré cinq pages ( « Le corps révolutionnaire qui regarde : L’œuvre de Deborah De Robertis », forum 396, ndlr) à expliquer dans son plaidoyer les raisons de la discrimination que subit spécifiquement mon travail.

Comment les institutions culturelles peuvent-elles se libérer de ces modèles patriarcaux et commerciaux ? 


Il n’y a pas que les artistes qui doivent militer et se battre symboliquement pour leur place. Si les femmes au pouvoir ne sont pas prêtes à se battre avec le règlement au sein de leur propre structure, elles ne devraient pas se revendiquer d’une politique féministe. Il faut être prête à prendre des décisions radicales ainsi qu’à mettre en jeu ses propres privilèges face à une structure et un pouvoir économique patriarcal qui domine le marché de l’art. Les institutions doivent changer de l’intérieur.

À quel prix les thèmes féministes obtiennent-ils actuellement une plus grande visibilité de la part des institutions culturelles ? 


Le féminisme institutionnel est-il possible dans un monde capitaliste ? (COPYRIGHT : Lori, CC BY-SA 2.0 via Wikimedia Commons)

D’après moi, l’enjeu est d’utiliser le système et les institutions sans se faire utiliser par elles. D’ailleurs, les institutions devraient être au service des artistes et non l’inverse. C’est facile à dire en théorie… Il faut réussir à ne pas se faire entièrement utiliser à des fins d’autopromotion ! Dans ma pratique artistique, je dérange car j’instrumentalise les musées en m’emparant des œuvres les plus connues au monde et si mes performances ont fait le buzz dans le monde entier, ce n’est certainement pas parce que que j’ai exposé mon sexe, mais bien parce-ce que c’est le reflet d’une transgression. La transgression est celle d’avoir instrumentalisé les institutions au service de mon sexe dans une société qui utilise ce sexe pour capitaliser.

« Si les femmes au pouvoir ne sont pas prêtes à se battre avec le règlement au sein de leur propre structure, elles ne devraient pas se revendiquer d’une politique féministe. »

Vous avez été embarquée à plusieurs reprises par la police au cours de vos performances, et en 2020, vous avez été condamnée à une amende pour exhibitionnisme. En quoi cela est-il lié au fait que votre art véhicule des contenus féministes ? 


Le contenu féministe est toujours une transgression. Le féminisme en soi est déjà subversif. Je ne peux pas faire abstraction des conséquences subies par mon travail du fait que j’expose mon sexe. Je ne souhaite pas me mettre dans une case, ni me victimiser mais je ne peux nier cette spécificité face aux polémiques et aux backlashs successifs et révélateurs. D’autant plus réticentes qu’à la monstration de ma vulve s’ajoute la critique institutionnelle. Cʼest là que repose toute lʼhypocrisie de la hiérarchie patriarcale : le sexe féminin est censuré et criminalisé dès quʼun homme nʼa pas la main dessus, dès quʼil sert à autre chose qu’assouvir ses pulsions. Ainsi, j’ai souvent le sentiment qu’on me demande d’aller faire mon féminisme ailleurs ! Quand une critique virulente est exposée, elle est acceptée et jugée « audacieuse » tant qu’elle ne remet pas en cause les très rares institutions qui « m’invitent ». C’est comme s’il était possible d’être féministe sans concessions juste dans les idées, mais pas dans la pratique. La question qui se pose aujourd’hui est moins « comment être artiste et féministe ? » que « comment être féministe et directrice ? ». Peut-on séparer la féministe de la directrice ?

Quel est donc le rôle des institutions culturelles dans la lutte pour les questions féministes et la visibilité des artistes non masculins ? 


Elles ont un rôle actif à jouer ! Toutes les institutions font semblant de se préoccuper de #Metoo, mais, #Metoo n’est pas un slogan. Il ne faut pas seulement inclure, mais financer durablement des pratiques féministes. Les femmes au pouvoir dans le milieu culturel ont la responsabilité de lutter en première ligne contre le viol. En se battant pour nous faire exister, elles luttent directement contre ce « proxénétisme artistique ». C’est essentiellement la marginalisation et la précarisation qui exposent les femmes aux prédateurs sexuels qui se posent en « mécènes ».

Voulez-vous dire que féminisme et capitalisme cohabitent difficilement ?


Depuis #Metoo, les institutions culturelles ont le devoir de réfléchir sur leur modèle économique en prenant en compte la situation des femmes artistes. Dans un monde économique patriarcal il s’agit de protéger les femmes artistes plutôt que les intérêts capitalistes. Au Centre culturel Neumünster, il y a par exemple eu récemment une soirée Amazon ultra privée. Entre expositions humanistes affichées, et soirées privées bling-bling, que représente ce lieu ? Un féminisme institutionnel est-il possible lorsque les directeurs-tices d’institutions se positionnent d’avantage en chef-fes d’entreprise ?

Deborah De Robertis, 39 ans, est surtout connue pour ses performances dénudées dans des lieux publics qui thématisent des questions féministes. Elle a étudié la performance et la vidéo à lʼÉcole de recherche graphique de Bruxelles. De Robertis a récemment reçu un refus définitif à sa demande d’un renouvellement de résidence au Neimënster qui était restée en suspens depuis la publication de son texte « Du proxénétisme artistique au féminisme institutionnel post #Metoo ? » en juillet 2023.

*La notion de « sororité politique » est inspiré du concept de « nudité politique » de la philosophe Geneviève Fraisse.


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