Dans les salles : Madres paralelas

Le nouveau film de Pedro Almodóvar mêle petite et grande histoire, parfois avec maladresse, toujours avec émotion.

Ana et Janis, la petite histoire de deux mères dans la grande histoire de l’Espagne. (Photos : El Deseo/Iglesias Mas)

À ses débuts, le cinéaste faisait dans la provocation et l’exubérance, se positionnant comme une figure majeure du renouveau culturel espagnol, la Movida. Il s’est assagi au fil des années, tout en continuant de construire ses films sur le double axe de l’exploration des sentiments féminins et du poids du passé. Quoi de plus naturel, donc, que « Madres paralelas » soit une sorte de parangon de cet axe ? En effet, pour la première fois, Pedro Almodóvar évoque frontalement les fantômes de la guerre civile et du franquisme, et notamment le fait que des milliers de fosses communes restent encore inexplorées à ce jour. Si tel est le cas, c’est que l’Espagne a relégué l’épisode aux oubliettes de l’histoire en raison de la réconciliation nationale nécessaire après la mort de son dictateur. Mais depuis deux décennies, les demandes de familles qui veulent savoir se font plus pressantes.

Fragilité émouvante

C’est ainsi que Janis rencontre Arturo : celui-ci travaille pour une fondation qui œuvre en faveur de la mémoire de celles et ceux qui ont disparu, et la photographe de mode a réuni des documents sur une fosse commune située près du village dont elle est originaire. S’ensuivent une liaison, puis un enfant. Si Arturo, marié, n’est pas enchanté, Janis, elle, ne regrette rien et veut absolument accueillir cette fille que le sort lui a offerte. À l’hôpital, la quadragénaire partage une chambre avec Ana, une adolescente dont la grossesse n’est pas du tout désirée. Les deux femmes vont dès leur rencontre bénéficier d’un lien très fort ; les circonstances vont faire que celui-ci va s’amplifier et se complexifier, dans une atmosphère où le thriller n’est jamais loin.

Car Pedro Almodóvar prend le parti de filmer les relations entre Janis et Ana avec des accents hitchcockiens : musique savamment angoissante d’Alberto Iglesias, plans épurés avec juste la bonne dose de mouvements de caméra… tout concourt à installer une ambiance où tout est possible, même le pire. La grande réussite du cinéaste, dans ce registre, est de faire convoquer à son public toute une palette d’idées noires pour la suite des événements… sans que jamais celles-ci se concrétisent. Nulle violence en effet dans « Madres paralelas », mais des fantômes de violence. Comme sont présents, au fond, les fantômes du franquisme. C’est grâce à cette tension permanente que la relative rapidité avec laquelle on devine l’un des nœuds de l’intrigue permet de ne pas décrocher pendant deux heures.

Au jeu du chat et de la souris entre réalisateur et audience se greffe, parallèle comme dans le titre, celui entre les deux protagonistes, brillamment incarnées à l’écran par Penélope Cruz et Milena Smit. Encore une fois, le cinéaste prouve qu’il aime et sait filmer les personnages féminins. Les actrices, magnifiées par sa caméra chaleureuse, trouvent ici des rôles mémorables. En révéler plus ne serait pas raisonnable, mais signalons tout de même que les parallèles du titre se déclinent à plusieurs niveaux, faisant ainsi se rejoindre petite et grande histoire. Une construction du récit complexe, habituelle pour le réalisateur certes, mais qui ne manquera pas d’impressionner.

Cela étant, il se dégage aussi de « Madres paralelas » comme un sentiment de fragilité. Est-ce parce que Pedro Almodóvar s’avance sur un terrain politique qu’il n’a pas encore défriché jusqu’ici ? Au scénario aux épisodes bien imbriqués répond une mise en scène qui opère parfois par sauts temporels abrupts, trop pressée qu’elle est probablement pour proposer des transitions. À d’autres moments, pourtant, le jeu sur la temporalité est extrêmement virtuose et réussi. Un peu comme si, à l’image d’une dernière séquence trop appuyée par la personnification d’ossements mis au jour, le cinéaste avait une envie folle de convaincre, au point de négliger quelques fondamentaux cinématographiques. Comme s’il voulait retrouver les outrances de sa jeunesse, mais sans pourtant s’y résoudre.

C’est cette fragilité qui rend le film aussi émouvant, après tout. Tout comme les visages de Penélope Cruz et de Milena Smit, deux femmes fortes en plus dans la galerie des portraits que Pedro Almodóvar brosse depuis des décennies. Au vu de l’envergure qu’a le cinéaste en Espagne et dans le cinéma mondial, il était temps qu’il se coltine au devoir de mémoire officiel dans son pays. Voilà qui est fait, et bien fait.

Tous les horaires sur le site.

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