Débat sur les médias : Un pluralisme mal servi

Consécration d’une politique médiatique ou début d’un cauchemar ? La fin de la session parlementaire aura été riche en événements touchant le tissu médiatique luxembourgeois. Difficile à dire cependant dans quelle direction le quatrième pouvoir va évoluer.

Photo : Sollok29 CC 4.0

Mais qu’est-ce qui a bien pu prendre le premier ministre, dans sa fonction de ministre des Médias, de faire adopter il y a une bonne semaine son projet de loi « relatif à un régime d’aides en faveur du journalisme professionnel » sans l’avoir, dans la version finalement retenue, discuté avec ce qu’on appelle communément les milieux concernés – les éditeurs et éditrices de journaux et les journalistes ? Qui plus est, ces mêmes éditrices et éditeurs s’étaient enfin décidé-e-s à se constituer en une sorte de fédération pour mieux pouvoir défendre leurs intérêts communs − là où ils existent −, notamment face aux autorités publiques. Un premier grand chantier aurait été de se lancer dans la réforme de l’aide à la presse écrite, dont les travaux précurseurs avaient montré qu’énormément de questions restaient à clarifier sur le statut et le fonctionnement de toute la profession, avant même qu’on ne revoie de fond en comble son financement.

Comme par hasard, la première réunion de la nouvelle « Association luxembourgeoise des médias d’information » (Almi) au grand complet a eu lieu un jour… après que le gouvernement a pris sa décision sur l’orientation future de l’aide à la presse écrite. Du coup, l’Almi ne sera pas amenée à contribuer à la rédaction de la nouvelle loi, mais son apport se limitera à livrer un avis sur un texte déjà finalisé. Bien sûr, on pourrait reprocher à la douzaine de maisons d’édition concernées de s’être donné beaucoup de temps, trop de temps à se constituer en groupe, alors que la réforme avait déjà été entamée dans le courant de la législature précédente.

En fait, l’Almi n’est pas une nouvelle création, mais bien la successeuse d’une autre association sans but lucratif, à savoir l’« Association luxembourgeoise des éditeurs de journaux » (Alej), qui depuis des décennies regroupait les quatre maisons d’édition des quotidiens luxembourgeois Luxemburger Wort, Tageblatt, Journal et Zeitung, à l’exclusion des hebdomadaires, des mensuels, des radios, des publications purement online et de bien d’autres. L’Alej a récemment changé tant ses statuts que sa dénomination et a gentiment appelé les autres éditrices et éditeurs membres du Conseil de presse à rejoindre ses rangs – ce que toutes et tous ont fait, y compris le woxx. C’était en fait une demande de longue date de la part des « petites » maisons d’édition, qui se voyaient souvent oubliées, le gouvernement ne lançant ses invitations à certains moments cruciaux qu’à l’Alej. Du moins la distribution du courrier sera-t-elle dorénavant un peu plus démocratique.

La dernière mouture du texte sur l’aide à la presse, qui portait alors encore le nom d’« avant-projet de loi sur la promotion du pluralisme des éditeurs professionnels de l’information » et qui date du milieu de l’année 2019, avait bien été présentée à l’ensemble des concerné-e-s, mais avait alors provoqué un grand nombre de questionnements, de sorte que le ministre avait indiqué vouloir revoir sa copie et revenir avec un nouveau texte. Il y a eu encore quelques réunions techniques entre le Service des médias du ministère et des groupes de travail du Conseil de presse et puis… est arrivé le coronavirus, et la suite des travaux a été naturellement reportée, le gouvernement ayant d’autres priorités à gérer.

Un débat au pas de course

La même chose s’est passée pour le fameux débat d’orientation sur le « service public dans les médias » à la Chambre des député-e-s, initialement prévu fin 2019 puis reporté au printemps 2020. Des premières rencontres entre la commission parlementaire compétente et les milieux concernés se sont déroulées en février, et puis tout a été annulé – corona oblige. En juin, les travaux ont repris, presque au pas de course : le gouvernement a demandé à ce que le débat se fasse encore avant la trêve de l’été. C’est donc mardi dernier, au cours de l’avant-dernière semaine de la session 2019-2020 (1), que les parlementaires ont débattu de cet autre aspect de la politique médiatique. Les député-e-s l’ont fait visiblement mal préparé-e-s et sans grandes ambitions pour un certain nombre, alors que tout le monde prônait l’importance de la liberté d’expression et l’existence de médias indépendants.

A priori, les deux thématiques – aide à la presse écrite et service public dans les médias – ne semblent pas liées, le service public concernant essentiellement la radio et la télé. Mais l’urgence montrée par le ministre à déposer finalement le projet de loi sur l’aide à la presse écrite le jour même où se tenait le débat d’orientation sur le service public n’est peut-être pas innocente. Il nous l’expliquera lors d’une conférence de presse prévue lundi prochain.

En attendant, constatons juste que le projet de loi a permis au moment du débat sur le service public de se « limiter » aux questions liées à l’avenir de la radio socioculturelle et au futur rôle de RTL en matière de radio et de télé nationales. Des dossiers très importants et controversés qui méritent certes un débat spécifique, mais qu’on ne peut pas mener sans penser aux autres acteurs présents sur la scène audiovisuelle, tout aussi mal servis par la loi sur les médias électroniques qui date de 1991.

Nous parlons notamment des radios citoyennes ou « community radios », ignorées par la loi de 1991, et qui, comme Radio Ara, ont dû se doter de structures hypercompliquées pour garder leur place dans le tissu médiatique, en se commercialisant à certains moments de la journée pour pouvoir financer des programmes destinés à des publics cibles non couverts par les grandes stations de radio à d’autres moments.

Depuis ses débuts, Radio Ara a essayé de sortir de la sphère commerciale pour se consacrer uniquement à sa vocation de radio communautaire. Plus récemment, et parallèlement au débat sur l’aide à la presse et celui sur le service public, celui sur les médias communautaires a été lancé, toujours un peu en forme d’appendice de l’un ou de l’autre des autres débats, il est vrai.

Rappelons que Radio Ara est la seule restée indépendante des quatre radios à réseau créées suite à la loi de 1991, non sans problèmes et en survivant à plusieurs crises. La dernière, celle du coronavirus, pourrait cependant signifier la fin d’un projet vieux bientôt de trente ans : Ara City Radio en tant que société commerciale a pratiquement dû mettre la clé sous le paillasson. À vrai dire, c’est une mort lente qui avait déjà commencé bien avant, avec l’avènement de médias anglophones subventionnés directement ou indirectement par l’État : Delano, Luxembourg Times et RTL Today. Les deux premiers profitent du régime provisoire pour les médias en ligne et le dernier d’une convention richement étoffée avec sa maison mère. Or, en tant que programme de radio, Ara City Radio est exclu de ces aides. Il a en plus perdu nombre de ses annonceurs à la recherche d’un public anglophone, de sorte qu’une existence basée essentiellement sur des recettes publicitaires, tel que la loi de 1991 l’imposait aux radios de réseau, n’était plus possible.

Comme les mérites d’Ara dans son rôle de média citoyen, mais aussi dans le domaine de l’éducation aux médias axée vers un public jeune sont bien reconnus de toutes parts, on aurait pu s’attendre à ce que le débat autour du paysage médiatique audiovisuel intègre aussi ce projet. Et qu’Ara soit dotée enfin d’une viabilité financière qui la rende indépendante par rapport à des politiques médiatiques quelque peu erratiques, mais aussi face à des crises comme le corona. La station a su à cette occasion démontrer le rôle très important qu’elle peut jouer envers des communautés peu touchées par les médias mainstream.

Or, la motion déposée par le président de la commission des Médias, Guy Arendt (DP), et cosignée par tous les groupes et sensibilités politiques de la Chambre à l’exception de Déi Lénk, ne fait aucunement référence aux autres actrices et acteurs de la scène audiovisuelle luxembourgeoise, et donc pas non plus aux radios communautaires.

Illustration : Pixabay

Une radio dans une loi sur la presse écrite

L’explication en est simple : le premier ministre les avait dès le début exclues du débat en se référant au projet de loi sur l’aide à la presse écrite qu’il venait de déposer le jour même. En effet, ce projet de loi – qui par ailleurs ne parle que de presse écrite, qu’elle soit imprimée ou en ligne − consacre un chapitre à l’« éducation aux médias et à la citoyenneté », qui vise des sociétés éditrices « à vocation non lucrative ». Sans devoir respecter l’ensemble des critères pour pouvoir profiter de l’aide à la presse écrite – notamment celle d’être dotées d’une équipe rédactionnelle d’au moins cinq journalistes professionnel-le-s reconnu-e-s par le Conseil de presse –, celles-ci peuvent bénéficier d’un financement public à hauteur de 100.000 euros par an, à condition d’engager au moins deux journalistes. Ce financement est accordé aussi à des radios ou télés, si elles respectent les conditions spécifiques prévues dans ce chapitre.

L’idée d’inclure les médias citoyens non imprimés dans le contexte de la réforme de l’aide à la presse existait déjà dans des versions antérieures du projet de loi. Or, les discussions de 2019 avaient laissé entendre qu’une loi ou une réglementation spécifique serait mise en place pour les radios communautaires, pour lesquelles l’activité journalistique est certes importante, mais où les soucis autour du financement de la structure même sont cruciaux, sinon existentiels. Cette structure permet en effet de développer un grand nombre d’activités qui vont bien plus loin que la simple production de contenus journalistiques.

Le dépôt du projet de loi semble couper court à ces discussions, et la déception du côté de Radio Ara, qui depuis le début de l’année n’a pas arrêté d’envoyer des signaux d’alarme, est grande. Car le nouveau crédit de 100.000 euros alloué aux médias communautaires au cas où ils engagent au moins deux journalistes ne s’ajoute pas au subside spécial que Radio Ara touche en 2020 pour maintenir tant bien que mal sa structure. Bien au contraire : il se substituera à cette aide, dont on sait depuis longtemps − et certainement depuis que l’aile « commerciale » de la radio est tombée en panne − qu’elle est largement insuffisante. À la fin du processus, Ara aura « gagné » 20.000 euros en subsides, dont la majeure partie doit cependant être réservée à l’embauche de deux journalistes. Le statut de ces derniers-ères leur interdisant d’ailleurs d’aller à la recherche de contenus publicitaires, qui permettraient de garder en vie la structure déjà sous-financée avant l’arrivée de ce cadeau empoisonné. Or Ara n’aura pas le choix : l’ancienne aide, comme d’autres aides provisoires en matière de médias instaurées ces dernières années, sera simplement abolie au moment où la nouvelle loi entrera en vigueur.

Quid du statut de journaliste ?

Mais le projet de loi « relatif à un régime d’aides en faveur du journalisme professionnel » tel que déposé n’a pas uniquement créé la surprise du côté des médias communautaires : il a aussi pris de court la principale protagoniste du projet de loi, la presse écrite dite « professionnelle ».

Tout d’abord, le projet se limite dans son titre à abroger « la loi modifiée du 3 août 1998 sur la promotion de la presse écrite », alors que le dernier texte discuté avec les intéressé-e-s visait aussi une réforme de « la loi du 8 juin 2004 sur la liberté d’expression dans les médias », qu’on appelle aussi communément « la loi sur la presse (Pressegesetz) ». Une réforme de cette loi générique est réclamée depuis longtemps, car des incohérences y rendent difficile la vie notamment du Conseil de presse, et plus spécifiquement de sa commission des cartes, qui doit attribuer – ou non – le statut de journaliste professionnel-le à toutes celles et tous ceux qui en font la demande.

Les imprécisions à cet égard ont beaucoup gêné le travail de la commission des cartes dès son entrée en vigueur, donc depuis plus de 15 ans. Mais depuis l’adoption du règlement de l’aide provisoire des médias en ligne les décisions sur l’octroi des cartes de presse et donc de la reconnaissance d’une activité journalistique des candidat-e-s au sens de la loi sont devenues un véritable casse-tête. Ne pas délivrer une carte pourrait mettre en danger l’existence même d’un média. Par contre, le risque de reconnaître de façon erronée l’activité d’une personne chargée de tâches incompatibles avec une activité journalistique verrait son employeur-euse profiter de façon injustifiée d’aides de l’État. Pour éviter ces deux cas de figure, la loi devrait instaurer des critères plus clairs, et surtout des droits et moyens de contrôle, dont ni la commission des cartes ni le Conseil de presse ne disposent.

Or, l’élément crucial de la réforme de l’aide à la presse écrite constitue ce que le premier ministre aime appeler un changement de paradigme : dorénavant, ce ne sera plus le volume des pages rédactionnelles qui décidera du volume de l’aide par titre, mais le nombre de journalistes – équivalent temps plein – engagé-e-s sous contrat CDI. Si l’argument utilisé par l’auteur du texte − ce changement garantirait une plus grande « qualité » en matière de journalisme que l’ancien système − doit encore faire ses preuves, cette nouvelle disposition permet d’inclure d’autres formes de médias qui se basent prioritairement sur des textes écrits, mais pas nécessairement imprimés – il s’agit évidemment des sites en ligne. Par rapport à l’ancienne loi, le champ de l’aide se voit par ailleurs élargi pour inclure les mensuels « paraissant au moins onze fois par an », ainsi que la presse gratuite.

Tous les types de publications visés par la loi (à part les médias citoyens mentionnés ci-dessus) sont traités sur un pied d’égalité : qu’ils soient quotidiens, hebdomadaires, mensuels ou en ligne, ils doivent entre autres avoir engagé au moins cinq journalistes, dont un « rédacteur en chef », et réaliser sur au moins la moitié des pages publiées des contenus journalistiques « produisant du contenu bénéficiant de la protection octroyée par les droits d’auteur », et ceci depuis un an au moins.

Si tous les critères sont remplis, l’éditeur de la publication (et non pas la publication en tant que telle) a droit à un subside de 30.000 euros par journaliste engagé-e, appelé « aide à l’activité rédactionnelle » et une « aide à l’innovation » de 200.000 euros. Le projet de loi traite donc de façon complètement égalitaire les différents supports, qu’ils soient en ligne et doivent de cette façon produire deux articles au sens de la loi par jour ouvrable, ou qu’ils soient des imprimés mensuels, hebdomadaires ou quotidiens obligés de tirer un nombre minimal d’exemplaires par édition, qui doit encore être défini par un règlement grand-ducal.

Image : chd.lu

Le pluralisme reste en danger

Comme tous les supports imprimés disposent à l’heure actuelle aussi d’un site en ligne, et que celui-ci comporte évidemment plus de deux contributions rédactionnelles par jour au sens de la loi, pourquoi alors en plus devoir remplir les conditions de tirage et de parution liées au statut de publication imprimée ? Un secret que le ministre va éventuellement lever lundi prochain.

En tout cas, cette disposition pourrait bien expliquer le choix fait par nos confrères du Journal d’arrêter leur parution imprimée quotidienne dès le début de 2021 pour se consacrer uniquement à leur site internet – tout en le doublant d’une publication au moins mensuelle qui, si elle se distingue suffisamment du site avec des contenus spécifiques, permettrait de maintenir une partie des recettes publicitaires tout en encaissant l’aide pour le mensuel et pour le site en ligne en même temps. Le Journal pourra ainsi réduire les frais d’impression et de diffusion énormes que cause une parution quotidienne. Il ne sortira cependant pas indemne de cette réforme : l’ancienne aide à la presse lui réservait une somme bien plus importante (974.448,74 euros en 2019) que celle qu’il touchera, même en adoptant une double stratégie comme celle décrite ici (700.000 euros).

Un raisonnement similaire pourrait amener aussi les hebdomadaires à abandonner leur parution habituelle, sachant que les frais de production pour la plupart d’entre eux grignotent en grande partie les fonds propres générés essentiellement par les abonnements et les annonces. Comme surtout ces dernières sont en diminution constante – ce qui a amené justement la crise d’existence des médias imprimés et qui a provoqué la mort du Jeudi il y a un peu plus d’un an –, le moment où les frais de parution vont dépasser les recettes mentionnées n’est pas loin.

Les grands gagnants de la nouvelle loi pourraient donc être surtout les sites en ligne, dont les frais de production de base sont bien inférieurs aux médias imprimés, une fois l’investissement dans un site et dans un programme de gestion de contenu réalisés. Ils devront certes, comme le veut la loi, générer des fonds propres à hauteur d’au moins cinquante pour cent de l’aide octroyée. Mais si l’on s’y connaît en matière de cross-promotion de médias, on peut s’imaginer comment ceux qui disposent de moyens financiers (ou de sponsors bienveillants qui peuvent dès lors s’attendre à leur tour à la bienveillance des médias) vont se jeter sur un investissement dont la rentabilité est garantie par l’État.

Le signes précurseurs qu’ont constitués l’arrêt du Jeudi, la décision du Journal d’abandonner la parution quotidienne ou l’annonce de la rédactrice en chef du Land de démissionner en raison d’un certain dégoût du sort réservé à la presse écrite ne semblent pas avoir poussé le ministre des Médias à faire siennes les idées autour d’une loi qui aurait permis de garantir la pluralité de la presse écrite, tout en développant celle des publications en ligne.

La profession, que ce soit en rangs plutôt unis via l’Almi et l’Association luxembourgeoise des journalistes professionnel-le-s ou dans une stratégie du « chacun-e pour soi », devra maintenant se vouer au rôle de réparatrice d’un projet de loi dont on ignore encore s’il dispose d’assez de substance pour en tirer quelque chose de constructif.

(1) Et non pas la dernière, comme indiqué de façon erronée dans la version imprimée de cet article.


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