Militantisme : Haro sur les défenseurs de l’environnement

Sept adversaires au projet Cigéo d’enfouissement des déchets nucléaires à Bure ont comparu devant la justice à Nancy, les 28 et 29 novembre. Le procès en appel de ces activistes intervient au moment où les autorités, en France et ailleurs, durcissent la répression contre les mouvements environnementaux, dont le mode d’action privilégie de plus en plus la désobéissance civile.

Les pouvoirs publics accentuent la répression face aux activistes de l’environnement qui radicalisent leurs modes d’action. (Photo : Dietmar Silber/Pixabay)

À la bonne franquette ! Après l’audience du matin et avant celle de l’après-midi, les opposant-es à Cigéo, leurs avocats et des journalistes partagent vin chaud et tartines autour d’un petit stand de la coordination Stop Bure, dressé sur une place voisine de la cour d’appel de Nancy. On commente les débats de la matinée et on réaffirme sa solidarité sans faille avec les sept prévenu-es qui comparaissent pour leur participation à une manifestation non déclarée à Bure, le 15 août 2017. Les militant-es accueillent les camarades qui les rejoignent par de longues accolades affectueuses, témoignant de liens parfois profonds, noués autour d’une lutte débutée pour certains il y a près de 25 ans.

Mis en œuvre par l’Andra, établissement public chargé de la gestion des déchets radioactifs, Cigéo est destiné à stocker, à 500 mètres de profondeur, 85.000 m3 des déchets les plus radioactifs de l’industrie nucléaire française. Le gouvernement français avait jeté son dévolu en 1998 sur Bure, village de quelque 80 habitant-es, situé aux confins de la Meuse et à l’immédiate lisière du département de la Haute-Marne, une zone rurale faiblement peuplée à 120 kilomètres du Luxembourg. Pour l’instant, le site fonctionne avec le statut de laboratoire et n’est pas formellement autorisé à stocker des matériaux radioactifs. Bien que l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) estime qu’il lui faudra jusqu’en 2026 pour boucler ses études, notamment sur les risques d’incendie dans les galeries, l’Andra déposera d’ici la fin de l’année la demande d’autorisation de création (DAC) de Cigéo.

Depuis plus de deux décennies, les opposant-es à ce projet hautement controversé sont l’objet d’une répression et d’une criminalisation de plus en plus féroces de la part d’un État qui déploie des moyens considérables pour étouffer la contestation. Les trois femmes et les quatre hommes qui ont comparu ces 28 et 29 novembre devant la cour d’appel de Nancy sont rejugé-es pour « organisation d’une manifestation non déclarée, attroupement après sommation de dispersion, dégradation et vol en réunion, détention en bande organisée de substances ou produits entrant dans la composition d’engins incendiaires ». Comme cela avait été le cas lors de leurs gardes à vue, de leurs auditions par le juge d’instruction et du procès en première instance, les prévenu-es ont choisi de garder le silence devant la cour.

Coup de théâtre à l’audience

Les faits incriminés remontent au mardi 15 août 2017. Ce jour- là, un millier de personnes forme un cortège depuis le centre du village meusien, mais celui-ci est rapidement bloqué par les gendarmes mobiles, qui font usage de grenades assourdissantes et de désencerclement pour disperser la foule. Débute alors un jeu du chat et de la souris au cours duquel les protestataires tentent de quitter le village par les champs. Les forces de l’ordre continuent à les viser à coup de diverses grenades tandis que des manifestant-es répliquent par des jets de pierre et érigent une barricade.

En première instance, devant le tribunal de Bar-le-Duc, six des prévenu-es avaient écopé de peines allant de six mois de prison avec sursis à 12 mois fermes. Un jugement dont ils et elles ont fait appel. Initialement, l’enquête visait une « association de malfaiteurs », en relation notamment avec des dégradations commises quelques mois plus tôt contre un hôtel et l’« Écothèque » aménagée à Bure par l’Andra. Abandonnée en première instance, la charge de délit d’association de malfaiteurs a également été écartée par la juridiction d’appel. Un petit coup de théâtre porté à la connaissance des prévenu-es et de leurs avocats en début d’audience par le président de la cour, Vincent Totaro.

« Un soulagement », reconnaît une accusée qui requiert l’anonymat car les prévenu-es ont décidé de ne pas s’exprimer ouvertement face à la presse, un soin laissé aux quatre avocats qui assurent leur défense collective et solidaire. « Quand je lis le dossier d’instruction, je ne m’y reconnais pas, car la façon dont je suis décrite et les charges retenues contre moi me renvoient une image totalement déformée de la personne que je suis réellement. C’est comme si on voulait absolument me faire entrer dans une case qui ne me correspond pas. »

Enquête fleuve pour délits mineurs

L’ouverture dès juillet 2017 d’une enquête pour association de malfaiteurs n’est pas étrangère à cette déconnexion du réel. Outre le discrédit qu’elle jette sur les activistes, cette qualification confère aux gendarmes et à la justice des pouvoirs étendus d’investigation. Les méthodes équivalent à celles habituellement employées contre le grand banditisme ou le terrorisme.

Une enquête publiée conjointement en avril 2020 par Reporterre et Médiapart donne un aperçu des moyens déployés par les autorités : des dizaines de personnes placées sous écoute, 85.000 conversations et messages interceptés, des milliers de photos et vidéos captées, création d’une cellule d’enquête dédiée, détachement de 80 gendarmes mobiles sur place, contrôles incessants sur les routes de la région, surveillance du domicile de possibles opposant-es, mobilisation de la DGSI, les renseignements intérieurs, etc. Des personnes visées ont été parfois interrogées sur les détails les plus intimes de leur vie, sans relation aucune avec la contestation de Cigéo. Des conversations avec des avocats ont été interceptées et consignées au mépris de la loi. Au total, l’État a investi plus d’un million d’euros dans cette enquête qui a accouché d’un dossier d’instruction de 22.000 pages.

Il s’agit d’un « déploiement disproportionné » de moyens « pour au final quelques infractions mineures », résume Me Hervé Kempf, l’un des avocats des prévenu-es. « Cette information judiciaire est un terrible échec, mais elle a en revanche magnifiquement réussi à brider logistiquement, matériellement et pécuniairement toute une mobilisation », a déduit Me Matteo Bonaglia lors de sa plaidoirie. L’avocat a également rappelé que la participation à une manifestation non déclarée n’a rien d’illicite mais constitue « l’exercice d’une liberté fondamentale ».

« C’est une procédure où la justice est utilisée pour porter atteinte à l’opposition contre le nucléaire », renchérit Me Hervé Kempf. À l’instar de ses trois confrères, il a plaidé la relaxe pour ses client-es. L’avocate générale, Agnès Cordier, s’est de son côté conformée aux condamnations de première instance, requérant huit à dix mois de prison avec sursis pour six prévenus, tandis que douze mois fermes ont été requis à l’encontre du septième, déjà condamné par le passé. Le jugement a été mis en délibéré au 26 janvier.

Photo : Wiki Commons

Bure, laboratoire de la répression

Laboratoire pour le stockage de déchets radioactifs, Bure « est aussi un laboratoire de la répression contre les activistes environnementaux », affirme Charlotte Mijeon du réseau Sortir du nucléaire, qui apporte son soutien aux prévenu-es. Une circulaire publiée le 9 novembre par le ministre français de la Justice encourage notamment les procureurs à recourir aux enquêtes pour association de malfaiteurs « contre les opposants à des projets d’aménagement du territoire ». Dans ce sens, Bure est bien un cas d’école.

Hasard du calendrier judiciaire, le jour où s’est ouvert le procès en appel des anti-Cigéo à Nancy, cinq militants environnementaux ont été condamnés à Niort à des peines de prison avec sursis et des interdictions de séjour dans le département des Deux-Sèvres. Ils étaient poursuivis pour leur participation à une manifestation, également non déclarée, qui avait réuni au moins 5.000 personnes contre un projet de « mégabassine » à Sainte-Soline, dans l’ouest de la France, le samedi 29 octobre. Cette énorme retenue d’eau doit irriguer les cultures en cas de sécheresse. Le projet est contesté car il privatise les ressources hydrologiques au bénéfice de 12 agriculteurs et menace la biodiversité, l’eau étant directement pompée dans la nappe phréatique. À l’issue d’une audience mouvementée, les associations solidaires avec les prévenus ont dénoncé « un empressement à faire des exemples afin de décourager tout un chacun-e de se rendre à des manifestations. »

La manifestation du 29 octobre à Sainte-Soline a été émaillée de violents affrontements avec les forces de l’ordre. Elle a donné au ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, l’occasion de jeter l’opprobre sur les militant-es pour l’environnement en les qualifiant « d’écoterroristes ». La formule a été largement reprise par nombre de médias mainstream français pour disqualifier les activistes, présentés comme des fous furieux mettant en péril l’ordre républicain.

Ce durcissement du discours officiel coïncide avec un changement des modes d’action des mouvements environnementaux, qui usent de plus en plus souvent de la désobéissance civile pour se faire entendre et voir. Face à la fuite en avant et l’inaction des dirigeants pour lutter contre le changement climatique, ils sont de plus en plus nombreux à abandonner les traditionnelles manifestations et pétitions au profit d’opérations plus radicales et impromptues, privant les autorités de contrôle sur leurs mouvements. Le chef-d’œuvre de Van Gogh, « Les Tournesols », aspergé de potage à la tomate mi-octobre par deux jeunes militantes de Just Stop Oil, à Londres, illustre depuis quelques semaines ce glissement et la vidéo de leur intervention a été visionnée plus de 50 millions de fois sur l’internet.

Des scientifiques derrière les barreaux

En Allemagne, seize scientifiques, membres du collectif Scientist Rebellion, ont été interpellé-es fin octobre et placé-es immédiatement en détention après des actions menées dans plusieurs villes du pays. Ils et elles ont notamment manifesté devant le ministère des Finances à Berlin ou dans les locaux de Blackrock à Munich et ont passé près de 48 heures collé-es à des voitures dans la salle d’exposition de Porsche à Wolfsburg, pour être finalement arrêté-es à Munich, la main collée à une BMW dans un showroom. Afin de mettre un terme à leur campagne, qui devait durer jusqu’au 4 novembre, les autorités allemandes ont maintenu treize de ces scientifiques en prison pendant cinq jours. Une décision draconienne pour les réduire au silence.

Dissuasion et intimidation sont des stratégies que Jean-Pierre Simon connaît bien. Ce « paysan en fin de carrière » est une figure historique de la lutte anti-Cigéo. Le 28 novembre, il s’est déplacé à Nancy pour témoigner sa solidarité avec les prévenu-es. En 2016, il avait lui aussi essuyé les foudres de la justice pour avoir mis son tracteur et sa bétaillère à disposition des activistes qui occupaient le bois Lejuc, situé sur l’emprise de Cigéo. « J’ai été très étroitement surveillé, les gendarmes se garaient devant ma ferme toutes les deux heures et photographiaient les véhicules qui entraient dans ma cour », rapporte-t-il. Habitant le village de Cirfontaines-en-Ornois, à cinq kilomètres au sud de Bure, mais dans le département de Haute-Marne, il s’est mobilisé dès les années 1990. Les habitant-es et les agriculteurs-trices de la région étaient alors nombreux-euses à s’inquiéter et parfois à s’opposer au projet, rappelle-t-il. « Mais au fil des ans, la répression et le chantage en direction des paysans qui louent les terres rachetées par l’Andra ont eu raison de leur mobilisation », constate Jean-Pierre Simon. Il voudrait passer la main mais craint ne pas trouver de repreneur pour sa ferme : « Même s’il n’y a pas de danger immédiat de contamination, Cigéo donne une mauvaise image de la région. Les gens partent et vont continuer à partir, nos villages se désertifient et c’est peut-être là le but poursuivi par les autorités. » Des villages fantômes sur une poubelle nucléaire : cauchemardesque.

« Quand je lis le dossier d’instruction, je ne m’y reconnais pas, car la façon dont je suis décrite et les charges retenues contre moi me renvoient une image totalement déformée de la personne que je suis réellement, c’est comme si on voulait absolument me faire entrer dans une case qui ne me correspond pas. »
Une prévenue dans le procès des activistes de Bure.


Cet article vous a plu ?
Nous offrons gratuitement nos articles avec leur regard résolument écologique, féministe et progressiste sur le monde. Sans pub ni offre premium ou paywall. Nous avons en effet la conviction que l’accès à l’information doit rester libre. Afin de pouvoir garantir qu’à l’avenir nos articles seront accessibles à quiconque s’y intéresse, nous avons besoin de votre soutien – à travers un abonnement ou un don : woxx.lu/support.

Hat Ihnen dieser Artikel gefallen?
Wir stellen unsere Artikel mit unserem einzigartigen, ökologischen, feministischen, gesellschaftskritischen und linkem Blick auf die Welt allen kostenlos zur Verfügung – ohne Werbung, ohne „Plus“-, „Premium“-Angebot oder eine Paywall. Denn wir sind der Meinung, dass der Zugang zu Informationen frei sein sollte. Um das auch in Zukunft gewährleisten zu können, benötigen wir Ihre Unterstützung; mit einem Abonnement oder einer Spende: woxx.lu/support.
Tagged , , , .Speichere in deinen Favoriten diesen permalink.

Kommentare sind geschlossen.