Rapport de l’IPCC : C’est quoi, le pire ?

Faire le point sur l’état de l’action climatique et les évolutions probables, voilà ce que permet de faire le récent « Sixth Assessment Report ». Les interprétations divergent, les politiques piétinent… en attendant la COP28 en fin d’année.

Présentation du sixième rapport de synthèse de l’IPCC. (www.ipcc.ch)

L’humanité est-elle capable d’éviter une grande crise climatique globale ? La même question est soulevée à chaque publication d’un rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC ou IPCC, Intergovernmental Panel on Climate Change). C’est en ce sens que notre article sur le récent « Sixth Assessment Report » (AR6) était intitulé « Lis et oublie ! ». Or, malgré les apparences, la question n’a rien de rhétorique. La climatologue Friederike Otto, coautrice du rapport, citée par le site allemand Klimareporter, affirme que « dans quatre à six ans, on le saura ». En effet, le prochain rapport de synthèse AR7 intégrera les échecs et les réussites de la présente décennie, qui constitue l’ultime fenêtre d’opportunité pour inverser le réchauffement global sans trop de dégâts.

Prévenir ? Guérir !

Car des dégâts, il y en aura, et il y en a déjà de toute façon. Idéalement, il fallait maintenir le réchauffement moyen en dessous d’un degré par rapport à l’ère préindustrielle. Mais, pour cela, l’humanité aurait dû agir de manière conséquente au plus tard durant les années 1990 – après que, justement, le sommet de la Terre de 1992 eut clairement sonné l’alarme. Désormais, selon Otto, la politique climatique consiste à s’adapter aux évolutions en cours avec l’objectif de permettre une survie de la civilisation dans sa forme actuelle – notamment en réduisant rapidement les émissions globales de gaz à effet de serre, de manière à ne pas dépasser plus 1,5 degré. Rappelons que les émissions ont un effet différé sur le réchauffement : celles d’aujourd’hui influent sur le climat durant des décennies. Quant au niveau moyen de la mer, sa montée se manifeste encore plus lentement, et d’autant plus inexorablement. C’est ce à quoi fait référence (en plus de la fonte des glaces et de la perte de biodiversité) l’exergue de l’AR6 affirmant que « nos choix se répercuteront pendant des centaines et même des milliers d’années ».

Et si on échoue et que se réalisent les scénarios « réalistes » de l’IPCC ? Si les États en restent à leurs engagements actuels, en 2100 le réchauffement moyen approchera les 3 degrés (mers comprises), et plus encore sur la terre ferme. C’est dans cette perspective que fin février, sur Franceinfo, Christophe Béchu a appelé à « sortir du déni » et à se préparer à une France à +4 degrés. Le ministre de la Transition écologique a notamment donné les exemples de deux tiers des stations de ski qui manqueraient de neige, ainsi que de jours de canicule beaucoup plus intenses…

Moins de ski, plus de bronzette

Hélas, suggérer que +4 degrés ne correspondrait qu’aux effets actuels (à 1,7 degré pour la France) multipliés par deux ou trois risque d’induire en erreur. S’adapter à moins de neige en hiver et plus de canicules en été reviendrait-il simplement à moins de ski pour plus de bronzette ? D’autres extrapolations linéaires donnent une idée de l’impact réel : une température de 45 degrés rendra difficile la marche des centrales nucléaires… mais aussi la pratique du vélo, véhicule phare de la transition écologique. Surtout, un changement de température aussi rapide donnera lieu à des effets de rupture, par exemple dans l’agriculture. Enfin, dans un monde à +3 ou +4 degrés, au vu des bouleversements globaux, peut-on encore raisonner en termes de « France », au sens d’un pays plutôt prospère dans un environnement économique et politique relativement stable ?

Certes, il n’est pas faux de réfléchir dès aujourd’hui à une adaptation à un tel scénario, mais le banaliser risquerait de saper les efforts pour l’éviter, qui devraient rester la priorité. Sur Twitter, le climatologue François Gemenne s’est montré favorable à la préparation au scénario à +4 degrés, tout en soulignant l’importance de la baisse des émissions. Son analogie rappelle le caractère grave d’une dérive des températures : « On peut être ambitieux en matière de sécurité routière et imposer quand même aux constructeurs d’équiper les voitures d’airbags. »

Un airbag qui se déclenche améliore les chances de survie… sans la garantir. Même les scénarios restant en dessous de 2 degrés (en 2100, à l’échelle mondiale) comportent de gros risques d’évolutions catastrophiques, comme l’avait clarifié l’IPCC dès 2018. Raison de plus pour s’accrocher au mot d’ordre de 1,5 degré – mais est-ce réaliste ? C’est la question que Klimareporter a soumise à des politicien-nes et des experts. Le seul oui enthousiaste est venu du libéral Lukas Köhler (FDP), qui mise sur la toute-puissance des technologies et des mécanismes de marché. Pour le reste, le monde politique se contente de la langue de bois des « efforts redoublés ».

Côté experts, on souligne l’importance de l’objectif de 1,5 degré sur le plan symbolique et en termes de droit international. Le climatologue Mojib Latif, membre du Club of Rome, fait bande à part : il considère comme « quasiment exclue » une telle limitation du réchauffement et redoute qu’une communication basée sur cet objectif ne finisse par générer l’incompréhension ou le fatalisme. Pour Wolfgang Lucht, collaborateur de l’IPCC, rester en dessous de 1,5 degré est devenu plus difficile « parce que nous avons agi bien trop peu pendant 30 ans ». Son espoir réside dans la capacité de la société à changer de comportement : « En fin de compte, tout dépend entre-temps de l’émergence de points de basculement sociaux qui conduiraient à une décarbonation. »

Point de basculement social

En qualifiant ainsi les changements sociaux massifs positifs (on peut aussi en imaginer des négatifs), Lucht les met en parallèle avec les fameux points de basculement (« tipping points ») climatiques, des phénomènes comme la fonte des glaces, qui s’autoaccélèrent et enclenchent des transformations irréversibles. Ces tipping points nous rappellent une évidence : certes, les chiffres de 1,5 et 2 degrés correspondent à des scénarios scientifiquement analysés, mais ce sont bien des humains, et non pas les sous-systèmes du climat terrestre, qui ont eu la gentillesse de fournir des chiffres ronds. Alors qu’on navigue dans des eaux dangereuses, le véritable message lié aux augmentations de température doit être, plus que jamais, que chaque dixième de degré compte pour éviter encore plus de dégâts (un article à paraître reviendra sur les incertitudes et les risques des scénarios de l’IPCC).

Le rapport de synthèse a été retardé, mais il arrive à temps pour le premier grand inventaire prévu dans l’accord de Paris de 2015 (« global stocktaking »). En 2020, les pays auraient dû annoncer des contributions déterminées nationalement (NDC), en tenant compte de l’insuffisance de l’effort global. Cela a été retardé dans le contexte de la covid, et, surtout, les résultats sont décevants. C’est ce qu’indique l’AR6, notamment à travers les scénarios « réalistes » basés sur les NDC à l’heure actuelle. En principe, l’inventaire de la COP28, en fin d’année à Dubaï, doit préparer le prochain cycle du mécanisme à cliquet (« ratchet ») décidé à Paris : jusqu’en 2025, les pays élaboreront de nouvelles NDC, qui devront être au moins aussi ambitieuses que les précédentes. Pour le moment, des annonces telles que celle de l’Union européenne (réduction des émissions de 57 % au lieu de 55 auparavant) ne sont pas très encourageantes. Les pays en développement de leur côté hésitent à s’engager plus loin sans garanties sur un financement Nord-Sud d’un développement vert. Et en effet, le « stocktaking » ne devrait pas se limiter aux NDC, mais inventorier également la finance climatique et les transferts de technologie. Des discussions intéressantes en perspective… avec obligation de résultat.


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