Science-fiction : Féconde couvée

Un riche panorama de nouvelles de Joëlle Wintrebert couvrant trois décennies, c’est ce que propose l’éditeur Au diable vauvert dans ce recueil. De quoi se plonger – ou se replonger – dans l’univers fascinant d’une autrice majeure de l’imaginaire hexagonal, qui porte toujours haut les couleurs des femmes et des filles.

(Couverture : Caza/Au diable vauvert)

« Les poings sur les hanches qu’elle avait joliment rondes sous une taille fine et des seins de statue, la fille me toisait, l’œil furieux. (…) Elle me plaisait, la bougresse, et j’aurais volontiers mordu sa bouche vipérine et le reste de son anatomie. » Dans la première nouvelle du livre, l’autrice, étiquetée à maintes reprises comme féministe, se permet de coucher sur le papier un regard masculin digne des plus grandes heures de la science-fiction misogyne d’antan. Un clin d’œil d’autant plus appuyé que la maligne couverture de Caza a de quoi émoustiller les mâles. Mais nous sommes bien chez Joëlle Wintrebert : rapidement, le macho va déchanter. La société dans laquelle il débarque après avoir passé une mystérieuse porte spatiotemporelle se trouve dominée par les femmes, qui vivent en symbiose avec leurs maisons, les arches. Les hommes ne sont que quantité négligeable. « Les filles s’accouplaient volontiers avec eux, mais elles réservaient leur amour à leur arche. »

L’accouplement, ainsi que ses conséquences, restera un thème récurrent tout au long du livre. Parfois, l’amour se montre dans sa beauté la plus étrange : la nouvelle « Camélions » voit sa protagoniste, naufragée avec un petit groupe sur la dangereuse planète Agapé, faire l’amour avec une espèce locale de papillons. La plume de Joëlle Wintrebert y trouve des accents sensuels proprement troublants, qui cautérisent en quelque sorte les séquelles du viol que son héroïne doit subir de la part d’un être bien humain, lui. Viol encore pour « Invasive Évasion », cette fois par un médecin qui abuse de sa patiente atteinte du syndrome d’enfermement (est-il à ce stade nécessaire de préciser qu’il va le regretter ?). Dans « Vertiges de l’amour » s’opère un renversement du rôle entre femme et homme, qui va conduire, grâce à un récit d’anticipation médicale, à une gestation inattendue. Parfois, la passion est dévorante au sens littéral : dans le conte fantastique « La Proie » (voir extrait en encadré), le mythe de la sirène est habilement réécrit avec un autre animal comme modèle.

Tout le spectre de l’imaginaire

Car « Couvées de filles » n’est pas exclusivement un recueil de science-fiction. Il explore les genres de l’imaginaire avec une gourmandise qui n’a d’égale que l’appétit de son autrice pour les mots. L’horreur s’y invite, naturellement : « Victoire » est l’histoire d’une gamine qui tue pour voler (« Et moi, bien sûr, je ne te fais pas peur, songe Julie. A-t-on peur d’une jolie petite fille ? C’est aux enfants qu’on apprend à se méfier des inconnus, n’est-ce pas ? Comment un enfant pourrait-il menacer un adulte ? »)… mais qui se trouve confrontée à une vieille femme dont le grenier lui imprimera au front « un point de pure terreur ». Joëlle Wintrebert s’aventure en outre dans une nouvelle réaliste, « L’Été des Martinets ». Émouvante chronique d’amours enfantines interdites entre deux fillettes de neuf ans, elle repose sur un style élégant et des descriptions fouillées.

Si des thèmes récurrents se dégagent des 16 nouvelles – l’amour physique ou psychique ainsi que les violences faites aux femmes en font partie, mais citons de plus la possession, au sens de l’échange entre deux corps –, la variété des situations, des personnages et des intrigues, mais aussi des styles, assure une lecture fluide et une attention renouvelée. Et lorsqu’on découvre dans quelles anthologies certains textes ont paru initialement, on ne peut que saluer le métier de l’autrice, qui sait, même contrainte, toujours captiver l’attention. Avec « Le Don des chimères » par exemple, paru dans une anthologie coordonnée par le comité Colbert (« la voix du luxe français », peut-on lire sur la page de celui-ci), Joëlle Wintrebert réussit avec un certain naturel à retrouver ses thèmes de prédilection pour éviter la révérence trop visible.

Pointons encore deux nouvelles pour le plaisir. « Utopia » relève à la fois du policier et du fantastique, avec un enquêteur dépêché pour résoudre le mystère de disparitions dans des mines en Moselle. Même si ce qu’il trouvera est peut-être amené un peu rapidement, le lien avec l’époque des Wendel et un célèbre détective britannique est habilement tissé… et l’emploi de mots en platt est réjouissant vu du Luxembourg. Les mineurs sont ainsi affublés d’une « kopplomp », habillés d’un « shafkläda » et leur casse-croûte comporte parfois une « lewawurcht ».

Peut-être la plus belle nouvelle du livre, « Survivre » raconte l’histoire d’une réfugiée climatique qui a franchi la Méditerranée, perdant son frère lors de la traversée, et qui trouve asile auprès d’une fermière française. Celle-ci « vit aussi sans homme, dont elle dit qu’ils n’apportent que des ennuis », précise la narratrice : l’autrice continue inlassablement son entreprise de restitution du pouvoir aux femmes. Dans ce futur proche, des abeilles artificielles pollinisent, des robots travaillent la terre, des avatars intelligents perpétuent le souvenir des personnes décédées. Mais surtout, la solidarité joue à plein contre les mauvais coups. Les personnages de Joëlle Wintrebert sont souvent secoués par la vie, mais jamais ses nouvelles ne cèdent à un pessimisme pesant. C’est aussi ce qui rend « Couvées de filles » précieux : ce sentiment que la violence est là, sera toujours là, mais que l’amour et la solidarité ne seront pas de vains mots à l’avenir. Pour les filles en tout cas !

Joëlle Wintrebert, « Couvées de filles », Au diable vauvert, 512 p.

« Nous ne l’avions pas entendue arriver et nous eûmes la sensation d’assister à un événement surnaturel tandis que nous la voyions naître des flots puis s’avancer vers nous, la démarche ondoyante. Sur son corps d’un blanc de nacre, mille gouttelettes s’irisaient dans le soleil. Je me souviens avoir pensé : ce corps est dépourvu d’os. Pensée absurde, j’en avais une conscience aiguë, mais Agathe semblait hors du temps, hors même de la réalité… Toutes ses formes étaient courbes, ses bras, ses jambes, son buste sphérique et long. L’étonnante naïade paraissait vierge de ces aspérités qui disgracient le corps humain : coudes, genoux, poignets, chevilles… et je me demandais si ses membres n’allaient pas se mettre à onduler, doués d’une vie propre.

Elle s’approcha de nous et je pus contempler son visage. Un nez très court aux narines palpitantes, d’immenses yeux ronds à l’iris presque sans couleur, une bouche ronde aussi, aux lèvres épaisses et pâles, des oreilles ourlées telles de minuscules conques, l’ensemble était d’une extrême harmonie, pourtant je restais sur la défensive. Cette fille ne semblait pas réelle. J’avais l’impression de me trouver devant une statue de plâtre affreusement animée, comme pour un film d’horreur. Et tout me renforçait dans cette idée, jusqu’à ses cheveux dépigmentés d’albinos dont j’aurais juré qu’ils se tordaient autour d’elle et fouettaient ses épaules, quand elle était sortie de l’eau. »


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