Transports en commun, etc. : Vive la gratuité !


Le plaidoyer de Paul Ariès en faveur de la gratuité donne du grain à moudre sur le plan théorique. Mardi prochain, les sceptiques pourront l’interroger sur les possibilités pratiques au Luxembourg.

« Gratuité vs capitalisme » de Paul Ariès, Larousse

En annonçant l’introduction de la gratuité des transports en commun, le gouvernement bleu-rouge-vert ne s’est pas fait que des ami-e-s. Surprise, ce ne sont pas des lobbyistes du patronat ou des idéologues libéraux qui ont critiqué la mesure – elle était même mentionnée dans le programme électoral du DP, comme d’ailleurs du LSAP. Non, c’est le parti Déi Gréng et le ministre des Transports François Bausch qui ont fait la fine bouche – sans oser remettre en question l’idée. Et, de manière inattendue, de larges franges de la gauche, notamment les syndicats de cheminot-e-s, ont jugé la mesure inopportune. La gratuité mal aimée par les sensibilités rouges et vertes, quel paradoxe ! Notons tout de même que, au sein de ces sensibilités politiques, Déi Lénk défendent de manière conséquente la gratuité des transports en commun, comme le fait depuis longtemps… le woxx.

Une idée rouge et verte

La conférence sur la gratuité de Paul Ariès, à l’Altrimenti le 19 février, permettra peut-être de relancer le débat théorique. Le politologue français, proche des courants décroissantistes de gauche, a publié en 2018 le livre « Gratuité vs capitalisme ». Rappelons qu’il avait présenté en 2016 son « Histoire politique de l’alimentation » au Luxembourg, ce qui avait donné lieu à une interview dans le woxx 1392.

On peut compter sur Ariès pour rétablir le fait que la gratuité est une idée « rouge et verte », au sens des idéaux politiques qui sont les siens. Dans son livre, le politologue avance en tout cas des arguments en faveur de la gratuité en général qui vont bien plus loin que les justifications de notre gouvernement actuel (ça ne coûte pas cher, c’est une mesure sociale). À côté de nombreux exemples concrets, Ariès explore aussi les fondements philosophiques de la gratuité comme antithèse de la marchandisation et va jusqu’à la lier aux projets de revenu d’existence (« Grondakommen »).

Plus terre à terre, l’un des 32 chapitres du livre est justement consacré à la gratuité des transports en commun. Pour Ariès, cette mesure relève du « droit à la ville, dans cette période d’explosion de la population urbaine et de la gentrification systématique ». Pour une partie de la population, les prix, mais aussi les déficiences des infrastructures des transports en commun représentent un obstacle à la mobilité, pourtant vitale quand on loge loin des centres. Clairement, « il ne s’agit pas de supprimer la billetterie sans en profiter pour transformer le service ». Notons que la plupart des améliorations souhaitables énumérées par Ariès sont déjà réalisées ou envisagées au Luxembourg.

En plus de contribuer à l’égalité, la gratuité des transports en commun serait « super écolo ». En effet, les expériences de municipalités en France et ailleurs montrent qu’elle entraîne surtout un développement des déplacements « non contraints », notamment les samedis et pendant les vacances scolaires, améliorant le taux de remplissage des bus. Ariès évoque aussi l’expérience d’Aubagne, où les réticences initiales des salarié-e-s (du type « ce qui ne coûte rien ne vaut rien ») se sont dissipées avec le temps.

Des îlots de gratuité

Enfin, la manière dont la gratuité est souvent financée en France devrait plaire aux plus à gauche de ses détracteur-trice-s : le « versement transport » prélevé auprès des entreprises. On peut imaginer qu’une variante combinant cette taxation avec des exemptions pour les entreprises qui renoncent au « tout voiture » pourrait aussi séduire les sceptiques dans la mouvance écolo luxembourgeoise.

Paul Ariès

Pour Paul Ariès, la gratuité est un « gros mot », mais un gros mot dont on s’arme pour contrer les « mots-poisons » du capitalisme « qui empêchent de penser ». L’auteur prend soin de situer son propos dans une perspective historique, celle du combat entre marchandisation et démarchandisation, entre capitalisme et gratuité. Pour ensuite aligner 11 chapitres consacrés à des cas particuliers de gratuité, allant de la gratuité des toilettes publiques jusqu’à celle du « beau ».

La manière dont Ariès aborde l’écologie est exemplifiée par le chapitre consacré à l’eau. Il dénonce vivement l’eau-marchandise, émanation de la logique capitaliste. Et lui oppose une eau gratuite, mais « pas pour n’importe quel usage », précise-t-il. En fait, il plaide pour une tarification progressive, comportant une part de gratuité, et dont les modalités seraient fixées par les communautés locales.

Plus généralement, Ariès rejette le principe « utilisateur-payeur » dans des domaines comme l’eau, subterfuge pour imposer une logique marchande, alors qu’on peut très bien avoir recours à un financement par la fiscalité générale plutôt que par une tarification des biens consommés. Dans le chapitre « Sauver le climat, pas le système ! », l’auteur fustige la tendance à donner une valeur monétaire à des biens et services environnementaux. À ses yeux, « puisque le capitalisme, fondé sur la marchandisation, est la cause du collapsus programmé, il ne saurait être, en même temps, le remède ».

Haro sur 
l’« utilisateur-payeur » !

Ariès rejette le malthusianisme et l’ascétisme écolo, mais il ne s’en remet pas pour autant aux fantasmes d’abondance si prisés par les politicien-ne-s vert-e-s et par les utopistes gauchistes. Le chapitre consacré aux fondements économiques de la gratuité est ainsi intitulé « La gratuité débarrassée du prix, pas du coût ! ». L’auteur considère qu’il faudra, crise écologique et climatique oblige, faire des arbitrages au niveau de la mise à disposition des biens. Néanmoins, il insiste sur le fait que la gratuité peut être économiquement efficace, exemples à l’appui.

Au-delà des cas particuliers, Ariès met en avant « quatre principes de base de la gratuité ». Tout d’abord, celle-ci doit être conçue non pas comme une exception, mais comme ayant vocation à devenir la règle. L’auteur insiste sur l’importance de ne pas la limiter selon des logiques comme celle, souvent évoquée au Luxembourg, de la sélectivité sociale. Ensuite, Ariès rappelle que « demain on ne rasera pas gratis », que la gratuité sera celle du bon usage, pas celle du mésusage. En troisième lieu, la gratuité doit être un vecteur de transformation des produits et des usages, en évitant de simplement rendre gratuites des marchandises. Enfin, Ariès souligne le lien intime entre gratuité et démocratie participative, la collectivité ayant un droit d’inventaire sur la production et sur les mécanismes de distribution.

Mieux que le « Grondakommen » ?

Dans le chapitre « La gratuité, bien mieux que le revenu d’existence ! », ce dernier n’est nullement mis au pilori par Paul Ariès. L’auteur passe en revue plusieurs modèles concrets qui sont actuellement débattus en France. Mais pour lui, « la grande erreur des partisans du revenu universel est d’en faire une réponse à la crise (hypothétique) du travail ». L’auteur considère que la crise systémique est d’abord celle de la marchandisation. Il souligne également que rien ne garantit « que les sommes versées seront utilisées pour des produits à forte valeur ajoutée écologique, sociale, démocratique ». Face aux défis actuels, Ariès plaide plutôt pour une « dotation individuelle d’autonomie », dont la majeure fraction ne serait pas monétaire, mais prendrait la forme d’un accès libre à des biens – la gratuité serait « un revenu d’existence démonétarisé ».

Clairement, Ariès va bien au-delà des questions pratiques de la gratuité et n’hésite pas à se frotter à des questions d’économie politique et de philosophie. Ainsi il développe les effets néfastes de la logique de l’homo œconomicus, notamment dans la fameuse théorie de la « tragédie des communs ». L’auteur explique aussi comment des concepts comme la gratuité ou les biens communs doivent être construits collectivement. Il prône même un dépassement de l’opposition entre droits-libertés et droits-créances.

En somme, « Gratuité vs capitalisme » est un livre qui tient ses promesses. Si le détail des argumentations ne convainc pas forcément sur l’ensemble des nombreux points avancés, les développements de Paul Ariès sont toujours une source d’inspiration à la réflexion et sont de surcroît très bien formulés. Ayant assisté à la conférence de 2016, nous pouvons affirmer que l’auteur est également bon orateur. Et comme toujours lors de ces conférences de midi organisées par Etika, on pourra débattre avec l’invité – même, et surtout, si on n’est toujours pas convaincu-e que la gratuité est une idée de gauche.

LIENS

Annonce de la conférence sur le site d’Etika
Le blog de Paul Ariès
woxx-Beitrag „Qualität zum Nulltarif“ zur detaillierten Vorstellung des Gratistransports im Januar 2019
woxx-Artikel von Dezember 2018 „Umsonst in vollen Zügen?“
Interview avec Paul Ariès dans le woxx en 2016

 

Conférence-déjeuner 
« La gratuité est révolutionnaire » 
par Paul Ariès, mardi 19 février 2019 à 12h15 
à la salle Rheinsheim à l’Altrimenti, 
5 avenue Marie-Thérèse, Luxembourg
Organisation : Etika et Attac 
Inscription : events@etika.lu 
avant le 17 février

 


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