Liberty Steel (1) : Le péril du « Shadow Banking »

Pour édifier son empire dans l’acier, Sanjeev Gupta a accumulé des dettes colossales, dissimulées par de complexes montages financiers. Au Luxembourg, il a créé une structure opaque pour acheter des entreprises en France. Aujourd’hui, le groupe est au bord de l’effondrement et son démantèlement a commencé. L’affaire illustre la façon dont la finance débridée peut détruire l’économie réelle.

À l’ombre d’un patron insolvable : les salarié-e-s de GFG Alliance traversent une mauvaise passe. (©GFGALLIANCE)

Sur le papier, le projet de Sanjeev Gupta avait tout pour plaire car il promettait un nouvel avenir à la sidérurgie européenne par la production d’un acier vert en circuit court. Dans les faits, l’empire qu’il a construit en moins de dix ans dans l’acier et l’aluminium repose sur une dette atteignant au bas mot cinq milliards de dollars qu’il n’arrive plus à rembourser. Pour financer sa frénésie d’acquisition, l’homme d’affaires indo-britannique de 48 ans avait largement usé des opérations de LBO (Leverage Buy Out), des achats par effet de levier permettant d’acquérir des entreprises avec un minimum de fonds propres, l’essentiel de l’investissement provenant de l’emprunt.

L’édifice, dont la fragilité était déjà notoire, s’est lézardé avec le ralentissement forcé de l’économie mondiale en 2020. Elle a révélé la faiblesse financière du groupe qui pariait sur son introduction en bourse pour lever les fonds nécessaires à la réduction de sa dette. Mais Liberty Steel n’a jamais trouvé le chemin de la cotation et son endettement colossal menace désormais l’avenir de sites industriels employant plus de 30.000 personnes dans le monde, dont l’usine de Dudelange, rachetée en 2019. La situation est paradoxale car aujourd’hui les carnets de commande sont pleins et les cours de l’acier au plus haut, enregistrant une croissance de 50 pour cent sur certains produits.

« Double Luxco » pour emprunter sans frein

Pour Sanjeev Gupta, le ballon de baudruche s’est soudainement dégonflé le 8 mars dernier quand Greensill Capital a été placé en faillite par la justice britannique. Cette fintech londonienne spécialisée dans l’affacturage était étroitement liée à GFG Alliance, la holding qui chapeaute le groupe de Sanjeev Gupta et dont fait partie Liberty Steel. Greensill Capital était le principal pourvoyeur de prêts de GFG Alliance qui était le principal client de Greensill Capital. Plus de deux mois après la faillite, il n’est pas établi lequel des deux a entraîné l’autre dans sa chute. Ce manque de clarté ne doit cependant rien au hasard.

« Opaques » et « complexes » sont les mots qui reviennent le plus souvent pour décrire les acrobaties financières ayant permis au groupe de conquérir la huitième place mondiale des producteurs d’acier (hors Chine). Sans surprise, le Luxembourg a prêté son cadre juridique à certaines de ces opérations, illustrant la façon dont le magnat a pu emprunter sans frein pour l’acquisition de sites français.

En même temps qu’il achetait l’usine de Dudelange à ArcelorMittal en 2019, Liberty Steel créait au Luxembourg trois holdings sans salariés et donc sans activité réelle. Deux d’entre-elles, Liberty France Industries 1 SA et Liberty France Industries 2 SA composent une structure juridique connue spécifiquement en France sous le nom de « double Luxco ». Mis en place pour les LBO, elle permet aux prêteurs de déjouer la procédure de sauvegarde française des entreprises, qu’ils estiment trop protectrice, notamment pour les 
salarié-e-s. De ce point de vue, le Luxembourg offre un cadre juridique plus favorable aux créanciers que la France ou la Belgique. Début mai, la justice belge a ainsi accordé une Procédure de réorganisation judiciaire (PRJ) aux deux usines liégeoises du groupe afin de les mettre à l’abri des créanciers et garantir la poursuite de l’activité et le versement des salaires jusque fin juillet. Rien de tel n’existe dans la loi luxembourgeoise.

Le Monde a déjà montré comment la structure « double Luxco » de Liberty Steel a permis à GFG Alliance de mettre la main sur la fonderie de Dunkerque en empruntant 465 millions de dollars auprès de consortiums d’investisseurs en 2018. Rebaptisé depuis Alvance Aluminium Dunkerque, le site est le premier producteur d’aluminium primaire en Europe. Le montage fait apparaître une cascade de sociétés qui placent les deux holdings luxembourgeoises sous le contrôle d’autres holdings aux noms proches, mais situées aux Pays-Bas, à Dubaï (où réside Gupta), au Royaume-Uni et Singapour. Ce procédé, multiplié par le nombre d’entreprises et de pays dans lesquels elles ont été acquises, brouille la lisibilité du groupe, ses flux financiers et son niveau d’endettement réel.

Fausses factures

La « double Luxco » peut aussi se prêter à des stratégies d’évasion fiscale par la remontée artificielle de dividendes vers les holdings luxembourgeoises. Les comptes de Liberty France Industries 2 SA montrent qu’en 2019, la holding luxembourgeoise a emprunté 69 millions d’euros à sa filiale française Liberty Industries France SAS qui déclarait 26 millions d’euros de pertes dans l’Hexagone, ce qui l’exonérait d’impôts sur les bénéfices. « En raison de la complexité des structures, il est difficile d’affirmer qu’il s’agit d’évasion fiscale », nuance cependant un analyste d’un cabinet français qui a travaillé sur le dossier. « La seule certitude est que Gupta a fait des montages extrêmement risqués, avec de très hauts niveaux d’endettement et qu’il a profité du Luxembourg qui joue sur sa fiscalité afin d’être attractif dans ce domaine. » Interrogé par woxx sur la fonction de ces holdings dans le groupe, le siège londonien de Liberty Steel n’a fait aucun commentaire.

La « double Luxco » n’est qu’un exemple parmi d’autres stratagèmes, parfois suspects, mis en œuvre par Sanjeev Gupta. Il est visé par plusieurs enquêtes au Royaume-Uni, notamment pour fraude et blanchiment. Le parquet financier britannique ne précise pas les faits sur lesquels il enquête, mais l’on sait que Greensill a consenti des prêts à GFG Alliance sur la présentation de fausses factures adressées à des clients qui n’ont aucune relation commerciale avec lui. Le groupe réfute toute intention de fraude et avance qu’il s’agit de « programmes de créances prospectives ».

Spéculation débridée

Quoi qu’il en soit, Greensill a titrisé les dettes de GFG Alliance auprès de banques et de fonds qui les proposaient à leur tour à des investisseurs avec des promesses de bénéfices rapides et supérieurs à la moyenne. À ce jeu, la banque italienne Aigas Banca a déposé le bilan ce 24 mai en raison de son exposition excessive à Greensill et GFG Alliance. Autre victime, Crédit Suisse a vu ses « fonds Greensill » atteindre dix milliards de dollars d’encours au moment de la faillite de la fintech en mars. La deuxième banque helvétique a depuis remboursé près de quatre milliards à ses clients, majoritairement institutionnels, mais ceux-ci pourraient tout de même perdre plus de trois milliards, selon les dernières estimations.

(©GFGALLIANCE)

Crédit Suisse qui s’était pourvu en justice a suspendu la procédure lundi 24 mai après un accord avec GFG Alliance avec qui il négocie directement. Pour rembourser, Sanjeev Gupta accepte de vendre l’aciérie britannique de Stocksbridge qui produit notamment des alliages pour l’industrie spatiale. Cette annonce intervient après celle faite en France de la mise en vente de l’usine de rails de Hayange et de l’aciérie Ascoval de Saint-Saulve, cette dernière ayant connu trois actionnaires différents en trois ans. « Cette instabilité s’explique car, à chaque fois, ce sont des opportunistes à prédominance financière qui présentent des offres de reprise », affirme Philippe Verbeke, coordinateur national de la CGT pour la filière sidérurgie. « Le résultat est que nous avons en France un groupe qui est rentable avec un patron qui est insolvable. » Le propos est transposable tel quel à l’usine de Dudelange : elle dégage des bénéfices et ses produits galvanisés sont l’objet d’une forte demande dans l’automobile et l’électroménager. Pourtant, depuis un mois, elle est quasiment à l’arrêt.

La responsabilité du fiasco revient d’abord à Sanjeev Gupta. Mais il a été rendu possible car l’homme d’affaires a su s’engouffrer dans les brèches réglementaires du « Shadow Banking », le secteur financier non bancaire dans lequel évoluait Greensill Capital. Contrairement aux banques soumises à des règles prudentielles et des contrôles renforcés depuis la crise de 2008, le « Shadow Banking » permet toujours aux investisseurs de s’adonner à des opérations spéculatives débridées, à la recherche de rendements extravagants. En mars, deux semaines après la faillite de Greensill, un nouveau séisme secouait la planète financière avec le dépôt de bilan d’Archegos, mettant en difficulté plusieurs grands groupes américains sur lesquels ce fonds d’investissement new-yorkais avait spéculé. Les raisons ayant mené à sa débâcle sont certes différentes, mais ces deux faillites illustrent le danger que fait peser le « Shadow Banking » sur l’économie réelle.

À Dudelange, salarié-e-s et syndicats espèrent une issue prochaine à l’impasse. Pour Stefano Araujo, secrétaire central à l’OGBL, l’homme d’affaires indo-britannique sera en tout cas exclu de la solution : « Gupta est devenu persona non grata dont tout le monde veut se débarrasser. »


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