Programmes électoraux: Social, durable, tout

Quel développement pour le Luxembourg ? Entre la cohésion sociale, la dynamique économique et les objectifs écologiques, l’attribut « durable » peut pendre des centaines de significations différentes.

Durable grâce au tram ? « Sky Train » à Phoenix (Arizona). (Flickr ; redlegsfan21 ; CC BY-SA 2.0)

En cette année électorale, le Luxembourg se présente une fois de plus comme le pays des consensus. Certes, les partis ne sont pas d’accord sur tout, mais dès qu’un mot d’ordre s’y prête, par exemple celui du développement durable, tous s’empressent d’y adhérer – tout en le définissant chacun à sa manière. Il est vrai que l’expression en question facilite la tâche, puisque la durabilité comporte les dimensions sociale, économique et écologique. En conséquence, les partis, tout comme les ONG et les lobbys, sélectionnent les composantes qui les arrangent – alors que le véritable défi consisterait à intégrer l’ensemble des composantes du développement durable.

Ces composantes peuvent se contredire en première approche. Ainsi, « les mesures de protection du climat et de l’environnement peuvent rapidement être considérées comme des privilèges, des préoccupations bien loin des réalités et propres aux personnes ayant un niveau de vie plutôt aisé », lit-on dans les revendications de la Caritas pour les législatives. Cette contradiction entre les nécessités écologiques et le maintien de la cohésion sociale est d’ailleurs reconnue par la plupart des partis. Déi Gréng par exemple, conscients du coût des e-cars, prévoient dans leur programme « l’introduction du leasing social pour rendre la mobilité électrique accessible à toutes et tous ». Cela dit, la plupart des questions débattues sont abordées de manière unidimensionnelle, qu’il s’agisse du social, de l’économique ou de l’environnemental.

Sélectivité sociale sélective

Tout le monde entend promouvoir la cohésion sociale, tout le monde entend combattre la pauvreté, surtout celle des enfants. Dans les détails de cette surenchère, les partis parviennent tout de même à se différencier. Relevons l’engagement du CSV en faveur d’une politique familiale du « libre choix », notamment en doublant les allocations pour les parents qui n’ont pas recours aux structures d’accueil – une approche généralement critiquée dans le camp progressiste en tant qu’incitation pour les femmes à interrompre leur carrière. Les plus généreux sont sans doute les verts, qui, en plus d’un « revenu de base » pour les enfants, leur offriront un « livret d’épargne climatique », gage de la confiance inébranlable du parti en la finance verte.

Un autre principe est brandi depuis des années quasiment par l’ensemble des acteurs politiques : celui de la « politique sociale sélective ». Ainsi, la Caritas explique que pour aider les plus pauvres, « le principe de l’arrosoir, si souvent appliqué, doit être remplacé par davantage de mesures ciblées ». Une approche qui a sa raison d’être, mais ne devrait pas être érigée en principe absolu, car la sélectivité comporte les risques de stigmatisation et de désolidarisation. D’ailleurs, en pratique, les partis ne l’appliquent que… sélectivement : le DP par exemple, dans son programme court, vante les « aides directes socialement ciblées » pour évoquer, dans l’alinéa suivant, « la gratuité des transports publics et des maisons relais » – qui est tout, mais pas sélective. Heureusement, car imaginons comment l’introduction de la gratuité pour les seuls « pauvres » et d’un « prix vérité » pour les autres aurait transformé le regard porté sur le recours aux services en question.

Quant à une approche systémique de la lutte contre les inégalités qui irait au-delà des aides et des transferts sociaux, personne, à part l’ultragauche, ne propose de remettre en question la domination du libéralisme et du marché. Certes, dans le magazine Forum consacré aux élections, une contribution de la Caritas évoque le rôle à jouer par les structures économiques. Mais elle se garde bien de demander l’extension des domaines régis par le principe du bien commun plutôt que le marché, par exemple au logement ou aux structures d’accueil et d’aide pour personnes âgées et enfants. Il est vrai que cette ONG tentaculaire a su embrasser la privatisation des structures d’accueil et d’aide en créant des entités opérant avec succès sur ces marchés.

Alors que le Luxembourg – comme le reste du monde – est face à une crise énergétique et économique, « maintenir le pouvoir d’achat » est jugé plus important que jamais (sauf peut-être par les adeptes de la décroissance). Là encore, chacun l’interprète à sa façon, depuis le CSV qui le lie directement au « moins d’impôts » jusqu’aux partis de gauche qui misent plutôt sur l’indexation des salaires. Sur ce dernier point, le lobbying massif de l’OGBL a été un succès : à part les pirates et Focus, tous les partis se sont prononcés en faveur du maintien de l’index. Une autre revendication phare du syndicat a eu moins de succès : la réduction du temps de travail hebdomadaire (RTT), dans le sens d’une durabilité sociale. Déi Lénk proposent de le ramener à 32 heures et le LSAP se contenterait de 38 heures, sans perte de salaire bien sûr – les autres partis se montrent timides, voire hostiles. Déi Gréng notamment, dont cela a été un cheval de bataille par le passé, se contentent de vouloir « tester de nouveaux modèles de temps de travail » et semblent avoir oublié l’impact potentiel de la RTT sur la justice sociale, la qualité de vie et l’égalité des sexes.

RTT rime avec durabilité ?

Signe que le parti vert, décrié comme écolibéral, cherche à ménager les positions patronales ? Celles-ci en tout cas ne veulent pas entendre parler de RTT. Les arguments critiques sont nombreux – et plus ou moins recevables. Non, une RTT n’est pas ingérable, mais elle a un coût pour les entreprises, raison suffisante pour elles de s’y opposer. L’argument traditionnel de Jean-Claude Juncker – « cela génère des emplois pour des frontaliers » – est difficile à accepter aujourd’hui, dans un contexte de codéveloppement grand-régional… et avec une population de frontaliers-ères « autochtones » toujours croissante. Mais la mise en garde du patronat contre la pénurie de main-d’œuvre met le doigt sur un défi très réel en termes de durabilité économique. De surcroît, l’augmentation de frontaliers-ères ou d’immigré-es induite par une RTT augmenterait encore la pression sur les infrastructures de transport ou le logement – un défi en termes de durabilité écologique.

Dernier domaine des politiques sociales, la fiscalité (le logement méritant un traitement à part). Large consensus sur l’individualisation, discrétion côté remodelage des tranches d’imposition, et là encore, l’OGBL a réussi à faire tourner le débat autour de « sa » revendication, celle de l’indexation du barème. Est-ce vraiment un succès ? Les grands partis ont botté en touche, et cela a surtout servi de diversion par rapport aux propositions d’une fiscalité plus redistributive. Certes, la présidente Nora Back a expliqué sur RTL qu’une politique sociale ne passe pas par un plafonnement de l’index, mais par une « imposition juste ». Mais soucieux de maintenir le front uni avec la CGFP, l’OGBL a bien plus fait campagne sur l’indexation du barème fiscal que sur son remodelage. Remodelage qui devrait d’ailleurs aussi toucher l’imposition des revenus du capital (voir édito) et celle des fortunes et des héritages. Notons que l’impôt sur la fortune est revendiqué par les verts et, de manière plus floue, par les socialistes. Déi Lénk de leur côté souhaitent taxer aussi bien les fortunes que les (gros) héritages. Ce dernier impôt ne devrait pourtant pas être tabou pour les autres partis de gauche, alors que l’économiste Thomas Piketty le propose comme instrument essentiel pour une justice sociale à plus long terme.

Quand le patronat évoque un développement économique durable, il ne se soucie guère d’éventuelles limites de la croissance (voir plus bas), mais plutôt de l’attractivité du Luxembourg pour la main-d’œuvre d’une part, pour le capital de l’autre. Contrairement à ce qu’une vision unidimensionnelle de la politique laisserait penser, le patronat souhaite que le coût de l’immobilier baisse et que l’immigration soit facilitée – en contradiction avec le pôle conservateur de la société luxembourgeoise. C’est que le recrutement de main-d’œuvre qualifiée devient de plus en plus difficile, le réservoir de la Grande Région s’épuisant progressivement. La contre-proposition à la RTT du patronat – flexibilisation du travail sur une période de référence d’une année – est évidemment combattue par les syndicats. Cependant, si le patronat acceptait de passer par de nouvelles conventions collectives pour obtenir cette flexibilité, on pourrait imaginer un réel scénario win-win.

Toujours plus de compétitivité

Côté attractivité pour les investissements, le patronat vitupère évidemment contre les restrictions environnementales et réclame des baisses d’impôts, baptisées « fiscalité durable ». À noter que le CSV et le DP s’empressent de reprendre une partie de ces demandes, tout en se posant en champions de la stabilité budgétaire – et sans préciser comment compenser la baisse de recettes fiscales que coûterait cette façon d’augmenter la compétitivité. Le DP, qui a saupoudré son programme avec l’adjectif « durable », n’hésite d’ailleurs pas à revendiquer, en matière de dette publique, « une politique financière responsable et durable ».

Et sur la durabilité écologique, y a-t-il consensus ? Les grands partis en tout cas vantent tous la finance verte, ce qui leur permet d’éviter le sujet épineux du rôle de la place financière dans l’évasion fiscale. Or, même sans réduire la finance verte à la « marchandisation de la nature » comme le font Déi Lénk, il faut admettre qu’elle est dominée par le « greenwashing » et qu’on voit mal les modestes organismes de régulation luxembourgeois remédier à cela, à supposer qu’ils le souhaitent. Vu le rôle joué par la place dans la prospérité du pays, on comprend que ce consensus des grands partis ne représente guère une vision à long terme pour la finance internationale, mais plutôt un moyen pour maintenir et attirer les acteurs financiers en verdissant « durablement » leurs pratiques prédatrices.

Une autre proposition ayant vocation à faire consensus parmi les grands partis est celle de taxer moins le travail et plus les ressources naturelles. Le Conseil pour un développement durable (CSDD) avait présenté une étude allant dans ce sens. Politiquement, augmenter des impôts indirects (comme la TVA) pour baisser les impôts directs est considéré comme relativement facile à gérer, et peut passer comme un scénario win-win pour une majorité de la population et des entreprises. Mais la proposition souffre d’un double manque de durabilité. D’une part, elle insiste sur la lourde taxation du travail, mais fait abstraction du déséquilibre avec la taxation du capital – un enjeu essentiel en termes de justice fiscale et de cohésion sociale.

Prospérité ou ambition ?

D’autre part, la proposition, comme les scénarios de réforme fiscale écologique en général, est calibrée pour que la charge fiscale totale ne change pas. Cela fait sens afin d’étayer la faisabilité d’une telle réforme, mais cela donne une idée fausse des exigences d’une fiscalité durable. En effet, en considérant les coûts de la transition verte et de la relocalisation, ainsi que ceux de la transition sociale qui doit l’accompagner, il est clair que les recettes fiscales devront augmenter. Augmenter substantiellement la taxation du capital et de ses revenus sera indispensable, mais devra être coordonné à l’échelle continentale sinon mondiale.

Reste la question de la croissance, parfois présentée comme l’aspect clef d’un avenir durable pour le Luxembourg. Que l’ultradroite soit seule engagée sur une mise en question claire de la croissance, tout en défendant le moteur à combustion et les carburants pas chers, laisse penser que les choses sont plus compliquées. Tant l’approche du ministre de l’Aménagement du territoire Claude Turmes (Luxembourg in Transition) que celle du ministre de l’Économie Franz Fayot (ECO2050) visent à aménager une croissance considérée comme souhaitable si elle va dans la bonne direction. Certes, le ministre vert a adopté Genève comme modèle, tandis que le ministre socialiste lorgne Singapour (RTL Kloertext du 7 septembre), mais leurs approches semblent compatibles. D’autres partis par contre ont parfois des discours qui font songer à Phoenix, dans l’Arizona, considéré comme la ville la moins durable au monde… tout en offrant, pour le moment, prospérité et qualité de vie grâce à la croissance économique et à l’étalement urbain.

Le mérite des approches des deux ministres est surtout de chercher à intégrer les aspects sociaux, économiques et écologiques, même si les solutions qui émergent manquent de radicalité. Proposer, par exemple, le leasing social pour passer du moteur à combustion aux e-cars ménage le social et l’environnement, ainsi que le style de vie « prospère ». Mais une véritable transition intégrée et durable passe par un remplacement des voitures par des vélos et les transports en commun – le programme électoral correspondant reste à écrire.


Cet article vous a plu ?
Nous offrons gratuitement nos articles avec leur regard résolument écologique, féministe et progressiste sur le monde. Sans pub ni offre premium ou paywall. Nous avons en effet la conviction que l’accès à l’information doit rester libre. Afin de pouvoir garantir qu’à l’avenir nos articles seront accessibles à quiconque s’y intéresse, nous avons besoin de votre soutien – à travers un abonnement ou un don : woxx.lu/support.

Hat Ihnen dieser Artikel gefallen?
Wir stellen unsere Artikel mit unserem einzigartigen, ökologischen, feministischen, gesellschaftskritischen und linkem Blick auf die Welt allen kostenlos zur Verfügung – ohne Werbung, ohne „Plus“-, „Premium“-Angebot oder eine Paywall. Denn wir sind der Meinung, dass der Zugang zu Informationen frei sein sollte. Um das auch in Zukunft gewährleisten zu können, benötigen wir Ihre Unterstützung; mit einem Abonnement oder einer Spende: woxx.lu/support.
Tagged , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , .Speichere in deinen Favoriten diesen permalink.

Kommentare sind geschlossen.