Poésie : Cœur de forêt/Cuor di foresta

Deuxième publication des microéditions luxembourgeoises Michikusa Publishing, ce recueil de Tiziano Fratus fait la part belle à l’écopoésie, tout en scrutant l’humain avec une sensibilité vive.

Tiziano Fratus, né à Bergame en 1975, ancre sa pratique de l’écriture dans l’écopoésie. Son surnom ? « Homo radix », c’est-à-dire « l’homme-racine », toujours en mouvement entre arbres, forêts et mots. (Photo : studiohomoradix.com)

Comment donner une voix poétique à la nature sans verser dans l’anthropomorphisme ? « Même la projection du Je lyrique sur le paysage comme reflet de l’âme se révèle un avatar ultime de l’utilitarisme anthropique qui conçoit la nature comme une ressource exploitable à souhait, même esthétiquement », avertit Sébastian Thiltges dans sa préface. Il est vrai que nombre de poètes ont une forte inclination à ne voir dans la « nature » − la première erreur n’est-elle pas de nous en distinguer ? − qu’un réservoir de figures de style permettant de varier leur langage. Pas Tiziano Fratus : lucide, il sait bien que dans sa poésie comme dans les autres n’existe « aucune place pour la véritable voix des arbres » (voir extrait en encadré). Ce qui ne l’empêche pas d’essayer de faire vivre tout un bestiaire, tout un herbier en bonne intelligence avec l’humain. Cette vieille femme, dans le premier poème, qui religieusement « prie le jaune des fleurs de pissenlit dans l’herbe » devient dès lors emblématique d’une certaine fusion retrouvée entre notre espèce et son environnement.

Humains nous sommes et humains nous restons, cependant. Il faut donc bien composer avec les expressions qui nous sont familières, à défaut de connaître ou d’apprendre celles des plaines, des hirondelles ou des moineaux. Alors, si l’« étoile polaire brille sans pitié aucune » sur les poèmes de ce recueil, ce n’est évidemment pas que l’astre soit capable d’éprouver un tel sentiment. Le poète nous rappelle par ce message que si intentions il y a, il convient d’aller les chercher du côté de notre psyché, de notre conscience bien particulière d’humains. Mais, à la vérité, Tiziano Fratus procède rarement par affirmations. Sa poésie a la modestie de qui sait ne pas savoir grand-chose et avance souvent par questionnements. Ainsi, lorsque la « dernière renarde » du monde arrive dans un texte, c’est par le point d’interrogation qu’un propos politique se glisse : « À quoi servent les lois si c’est pour en arriver là ? »

Couverture : Michikusa Publishing

Joie et gratuité

« Cœur de forêt/Cuor di foresta » serait-il un constat d’impuissance devant l’inexorable fracture entre l’humanité et son environnement naturel ? Plutôt une célébration de la puissance du paysage qui s’immisce, impérial, dans les sentiments : « Que peuvent les mots face à une matinée ensoleillée, / une quelconque, draps corps âcres, stores vénitiens entrouverts, / les champs colorés en fleurs qui aveuglent l’œil observateur, / et un baiser silencieux et complice, monumental ? » Bien sûr affleurent parfois des doutes, mais ce qui frappe dans le recueil, c’est l’harmonie qui se dégage de vers tantôt nostalgiques, tantôt méditatifs, jamais véhéments, toujours empreints d’empathie pour toutes choses et êtres. En bref : « quelle joie pour les yeux que cette fête gratuite ! » Car si la marchandisation de la nature est en marche dans bien des endroits, elle n’a pas encore effacé partout les joies simples et sans frais de la contemplation.

Dans la « répétition inculte des journées », « les montagnes attendent, solitaires, intraduisibles ». L’« horizon de la plaine » invite à un pas de côté poétique qui incite à l’introspection et à la réflexion. Les toutes récentes éditions grand-ducales Michikusa Publishing prouvent, avec cette nouvelle publication d’un auteur majeur de l’écopoésie, leur attachement à s’affranchir du rythme effréné d’une société contemporaine qui, toute à la scrutation de mondes virtuels, oublie de caresser des troncs d’arbres bien réels.


Tiziano Fratus, « Cœur de forêt/Cuor di foresta », édition bilingue, traduction de Karine Albanti, Michikusa Publishing, 106 p.
Existe également en édition bilingue italien-anglais, traduction d’Eleonora Matarrese.


Poésie avec arbres luxuriants

Nulle place dans la poésie pour la voix des arbres,
chaque fois que vous voyez un arbre en vers, un homme se trouve
tout près, tout petit, caché dirions-nous, dissimulé
(c’est mieux) qui susurre quelque chose, ce petit quelque chose
qui demeure sur la page, ce petit quelque chose
susurré parvient ostensiblement au lecteur.
Le liseur de poésie ne connaît point la voix des arbres,
le liseur de poésie connaît la voix qu’un homme
tout petit susurre à ses côtés, prenant
sa place, se faisant passer pour lui, en se
déguisant en arbre-bonze, en mendiant des bois,
en habitant errant dans la forêt.
Le lecteur se sent rassuré par les voix légèrement
susurrées, il n’est pas prêt à écouter la voix caverneuse
des arbres, une voix aux relents de déchirures,
comme si toutes les pages
dudit livre étaient déchirées dans le même temps
arrachées, abandonnées, écartées. Aucune place
dans la société des hommes pour la véritable voix des arbres,
et pas même ici, dans ces lignes, dans cette poésie,
vous ne la trouveriez : un trou trop profond serait nécessaire, une
oreille trop grande, un chemin trop inconnu


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