Devoir de vigilance des sociétés multinationales : « Un cadre juridique international très défaillant »

Etika, Attac et l’Initiative pour un devoir de vigilance au Luxembourg invitent mardi prochain à un lunch-débat sous le thème du devoir de vigilance des sociétés multinationales. Le woxx s’est entretenu avec l’invité du jour, Olivier Petitjean, coordinateur de l’Observatoire des multinationales et auteur d’un livre qui relate la longue lutte pour obtenir, en France, une loi spécifique en la matière.

Olivier Petitjean est un journaliste qui coordonne depuis 2017 l’Observatoire des multinationales, une plateforme en ligne devenue l’une des sources d’information les plus importantes sur les comportements sociaux et environnementaux des multinationales du CAC 40 et au-delà. 
Auparavant, il a travaillé dans le secteur de la solidarité internationale et de l’édition, en France et en Nouvelle-Zélande.

woxx : La loi française sur l’obligation de vigilance des sociétés multinationales a été votée en 2017, à l’issue d’une procédure très laborieuse, comme vous l’indiquez dans votre livre. Laborieuse en quel sens ?


Olivier Petitjean : L’idée d’une telle loi avait été reprise lors des élections présidentielles de 2012 par le candidat François Hollande, mais il a fallu attendre littéralement jusqu’aux tout derniers jours de son mandat pour la voir adoptée. C’était une proposition de loi atypique à plusieurs égards. D’abord par la durée de son élaboration : une première version avait été mise sur la table fin 2013. Mais atypique aussi par la façon dont elle a été élaborée : normalement, on pense que c’est le Parlement qui rédige les lois, mais on sait qu’en France la quasi-totalité de celles-ci sont préparées par le pouvoir exécutif et que le rôle de l’Assemblée nationale se limite à les avaliser. Il est très rare qu’une proposition de loi d’un petit groupe de députés aboutisse – or cela a été le cas de la loi sur la vigilance. En plus, elle a été rédigée en étroite collaboration avec la société civile.

Cette longue période d’élaboration a-t-elle fait perdre des éléments importants de l’idée initiale ?


D’abord, le projet initial porté par la société civile et les quelques députées et députés de gauche et écologistes a été atténué dans sa portée par les seuils qui ont été introduits. Le nombre des entreprises concernées s’est vu ainsi réduit à travers le nombre minimal de salarié-e-s de ces entreprises multinationales : 500 en France ou 1.000 en France et à l’étranger. Mais on parle bien de sociétés à l’intérieur d’un groupe qui peut constituer une multinationale, et pas de l’ensemble du groupe – donc la maison mère basée en France ou la filiale française d’un grand groupe américain, par exemple. Une deuxième déception par rapport au projet initial : la charge de la preuve reste du côté des plaignants. En matière de procédures judiciaires, il est souvent très difficile pour les victimes de problèmes sociaux ou environnementaux de non seulement prouver la réalité des faits, mais surtout d’établir que c’est la multinationale elle-même, autrement dit la société mère, qui est responsable des méfaits de sa filiale ou de son sous-traitant. C’est pourquoi dans la première version de la loi, il avait été prévu une inversion de la charge de la preuve. La multinationale en cause aurait dû elle-même apporter les preuves qu’elle n’est pas coupable des faits qui lui sont reprochés. Cela a donc été retoqué. Avec toutes les difficultés et les problèmes financiers qu’ont les victimes et les associations de la société civile qui les soutiennent, cela entrave quand même beaucoup leur capacité à faire appliquer l’idée initiale de la loi.

Peut-on déjà tirer un bilan sur l’application de la loi ?


D’abord, on peut constater que les sociétés concernées en font une interprétation minimaliste. Elles affirment que la loi ne change rien à leurs obligations existantes. Il est prévu que ces sociétés publient un plan de vigilance, censé décrire les risques d’atteintes graves à l’environnement ou aux droits humains à travers leurs activités. Or elles se contentent de lister des programmes déjà mis en place, sans entrer dans les détails. C’est actuellement un des éléments de contentieux devant les tribunaux en termes d’interprétation de la loi.

Il y a donc déjà eu des plaintes et des procédures basées sur cette nouvelle loi ?


Oui. La mise en application se fait en plusieurs étapes : la première année, c’est-à-dire 2018, les sociétés se voyaient obligées de préparer pour une première fois leur plan de vigilance, et dans le courant de l’année suivante, donc 2019, différentes procédures contre les multinationales sont devenues possibles. La première est de forcer à travers un jugement celles qui n’ont pas encore publié leur plan de respecter cette obligation. Une deuxième permet de faire constater que le plan publié n’est pas adéquat, en le mettant en relation avec une violation avérée de la multinationale concernée. Il y a eu cinq mises en demeure, dont une a abouti à un procès contre Total pour ses activités en Ouganda ; le jugement est attendu pour la fin du mois. Les quatre autres en sont à la phase préalable à un dépôt de plainte : une autre contre Total, mais pour son impact négatif sur le changement climatique en général – plainte soutenue par Notre affaire à tous et un groupe de maires français –, une contre EDF qui aurait fait construire des éoliennes au Mexique sur des terres dont des peuples indigènes ont été expropriés, deux qui visent plutôt les droits syndicaux, une contre une société américaine de logistique et une contre une société de centres d’appels.

Malgré l’absence d’un premier jugement, peut-on escompter que la loi fonctionne, qu’il est donc possible de porter plainte et d’aboutir à des procédures utiles ?


Il faut dire que mener des procès n’est jamais un but en soi. Le véritable but de cette loi est de mener les multinationales à faire plus attention à leur impact environnemental et social. C’est donc plutôt un outil pour les ONG et les syndicats pour pousser les sociétés à améliorer leurs pratiques, donc conçu pour un travail à plus long terme.

Mais est-ce qu’à long terme une telle loi va vraiment améliorer les choses ? L’impuissance envers le comportement de certaines sociétés multinationales n’a-t-elle pas plutôt tendance à augmenter ?


Effectivement, nous sommes en face d’un cadre juridique international très défaillant en ce qui concerne les multinationales. Pour l’instant, il est très difficile de leur attribuer une quelconque responsabilité au sens du droit, à part quelques exceptions comme la lutte contre la corruption. Mais en matière d’environnement ou de droits sociaux, les multinationales échappent à toute tentative de responsabilisation pour l’ensemble de leurs différentes activités au niveau international. D’un autre côté, la société civile a une tendance forte à s’adresser à l’autorité des États, qui, surtout si l’on pense à certains pays du Sud, sont défaillants, ou, comme c’est le cas pour la France et le Luxembourg, ont tendance à laisser le champ libre aux multinationales pour rester attractifs. Or, cette loi attribue un rôle plus important à la société civile au sens large du terme, c’est-à-dire en incluant aussi les syndicats, pour mettre les multinationales devant leurs responsabilités et les interpeller.

« Rien n’empêche que pour des valeurs éthiques, un pays encourage la vertu de ses entreprises. »

Vous parlez d’une déconnexion des lois nationales de la réalité économique. Faut-il mieux outiller nos tribunaux ou faut-il carrément des juridictions internationales ?


Un peu des deux. Si on pense à des multinationales comme Coca-Cola, BNP Paribas ou Total, à leurs PDG, à leurs actions en bourse, on voit bien des entités avec leurs logiques opérationnelles. Or au sens juridique cela n’existe pas. Ce sont souvent des nébuleuses de différentes sociétés basées dans différents pays. Constater au sens juridique un véritable lien de subordination entre ces sociétés reste très compliqué, voire impossible, comme démontrer que Total S.A., donc la maison mère en France, est responsable des comportements de Total Bermudes. Ce n’est pas un hasard : c’est fait exprès, afin de limiter les responsabilités des actionnaires et des dirigeants de la société. Et évidemment, il serait très utile d’adapter les législations au niveau national, mais aussi, et encore mieux, au niveau international. C’est justement dans ce sens qu’un traité international est en négociation à l’ONU. Cela a débuté en 2014. Une première version du traité a été discutée en 2019. On peut s’attendre à un vote par le groupe de travail chargé de préparer le traité en octobre 2020 ; celui-ci sera alors soumis à un deuxième vote au sein du Comité des droits de l’homme de l’ONU. C’est un processus un peu long, mais il y a des progrès quand même.

Est-ce que des lois nationales restent nécessaires, puisque des réformes et des traités au niveau international sont sur le point d’aboutir ?


Rien n’empêche que pour des valeurs éthiques, un pays prenne des dispositions afin d’encourager la vertu de ses entreprises, mette en place un cadre juridique pour améliorer la protection de l’environnement et le respect des droits sociaux. Il y a eu aussi l’argument que la promulgation d’une telle loi en France pousserait les entreprises multinationales à s’installer ailleurs. En fait, cela n’a pas eu lieu depuis, et le risque de délocalisations me paraît faible, sauf si un pays opérait un choix politique pour attirer les pires entreprises à travers le monde – un peu comme le fait la Bourse de Toronto pour les entreprises minières. Mais il y a surtout la question d’un certain rapport de forces : si certains pays n’étaient pas sur le point d’adopter de telles lois, notamment en Europe, on ne serait pas aussi loin au niveau global. D’autre part, on a déjà observé de toute façon une multiplication de plaintes contre des multinationales au cours des dernières années pour des questions d’environnement et de droits humains, même en l’absence de lois spécifiques. Et le fait de disposer d’une loi claire peut même être sécurisant pour les entreprises, qui savent dès lors à quoi s’en tenir.

« Devoir de vigilance : les multinationales doivent rendre des comptes ! », mardi 28 janvier 2020 à 12h15 à l’Altrimenti, 
5, avenue Marie-Thérèse, Luxembourg. La participation est gratuite mais l’inscription par courriel via events@etika.lu avant le 25 janvier est obligatoire, en précisant le nombre de personnes qui assisteront et qui resteront pour le déjeuner offert par etika.
initiative-devoirdevigilance.org

Le débat au Luxembourg

En mars 2018, l’Initiative pour un devoir de vigilance a vu le jour à Luxembourg ; elle comprend une bonne quinzaine d’ONG et de syndicats. L’initiative demande une législation luxembourgeoise contraignante, qui obligerait les entreprises transnationales domiciliées chez nous à veiller à ce que les droits humains, les normes de travail ainsi que les dispositions et accords environnementaux internationaux soient respectés dans l’ensemble de leur chaîne de valeur. 
L’initiative a participé aux deux plans d’action nationaux en la matière, dont le dernier est entré en vigueur le 1er janvier 2020. À la grande déception de l’initiative, le PAN 2 ne prévoit pas encore de législation spécifique – alors que celle-ci avait été inscrite au programme gouvernemental –, 


mais seulement une étude sur sa faisabilité, tout en prônant surtout des mesures purement volontaires. 
Alors que le grand-duché se dit candidat pour un siège au Conseil des droits de l’homme de l’ONU pour l’année 2022, les activités économiques d’entreprises luxembourgeoises dans des secteurs à risques comme les minerais de conflit, la filière cacao ou l’accaparement de terres au Sud, conjuguées au rapport récent de la Commission consultative des droits de l’homme sur la traite humaine au niveau du monde du travail au Luxembourg montrent cependant, aux yeux de l’initiative, la nécessité de légiférer pour ne pas perdre toute crédibilité.


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