Économie de la transition juste : Changer, mais comment ?

Résoudre la crise écologique tout en améliorant la justice sociale, c’est le défi du siècle. La conférence de l’économiste Lucas Chancel le 26 juin permettra de faire le tour de la question. Présentation de son livre.

« Insoutenables inégalités », Lucas Chancel, 
Les petits matins, Paris 2017 (Photo : lm)

L’écologie, c’est pour les bobos, le véritable défi, ce sont les inégalités ! Voilà un point de vue adopté aussi bien par des sociaux-démocrates que par des membres de la gauche radicale, qui se désolent qu’en débattant des « problèmes de luxe », on délaisse les questions irrésolues depuis 200 ans et qui alimentent aujourd’hui le vote de droite populiste. Tandis qu’en face, les partis verts affirment que l’écologie n’est ni de droite ni de gauche, et que le capitalisme vert finira par résoudre les problèmes environnementaux en même temps que les injustices sociales.

L’égalité bonne pour la santé

Le livre « Insoutenables inégalités » de Lucas Chancel, plutôt que de trancher entre l’écologie et le social, explique en quoi les deux sujets sont liés. Mais contrairement au discours actuel des partis verts, il ne se contente pas d’affirmer que résoudre les problèmes environnementaux serait de toute façon bénéfique sur le plan social. Chancel n’adopte pas non plus le discours win-win de la gauche radicale, selon lequel la justice sociale résorberait les déficits écologiques. Dans son souci d’exposer la complexité de ces problèmes, l’auteur pose aussi un regard critique sur l’approche du Transition Movement, qui, en se concentrant sur le local, peut conduire à négliger les démarches globales, tout aussi importantes. Chancel sera au Luxembourg le 26 juin pour une conférence (voir en fin d’article). En attendant, nous avons lu son livre paru en 2017 et qui a de quoi inspirer la réflexion des un-e-s et des autres en matière de justice sociale et environnementale.

C’est l’étude des inégalités qui constitue le point de départ des analyses de Lucas Chancel, un domaine sur lequel il a notamment collaboré avec entre autres Thomas Piketty et Gabriel Zucman pour le World Inequality Report 2018. Dès le premier chapitre, il met en évidence la corrélation entre un niveau d’inégalité faible d’une part et de bonnes performances de santé et de bien-être social de l’autre. Par contre, les inégalités qui se renforcent depuis plusieurs décennies « mettent la démocratie en péril », conclut l’auteur.

Ensuite, il s’attaque à la fausse promesse de la courbe de Kuznets : selon celle-ci, en forme d’U inversé, les inégalités s’accroissent quand un pays commence à se développer, puis se stabilisent pour enfin se réduire. Chancel renvoie aux travaux de Piketty : la réduction théorisée par l’économiste Simon Kuznets en 1955 était due aux circonstances politiques exceptionnelles de l’après-guerre, et elle est contredite par la montée générale des inégalités depuis les années 1970.

Plomb et particules fines

Les plus motivé-e-s des lectrices et lecteurs en apprendront plus sur les faiblesses des théories sur les « bonnes inégalités » et sauront pourquoi « les inégalités s’accroissent par le haut ». En plus positif, Chancel explique que son schéma explicatif des inégalités est « politique, ouverture économique, technologie » (POT) plutôt que l’ordre inverse (TOP). Si la politique est le facteur premier, on peut espérer, par une prise de conscience collective, parvenir à inverser la tendance néfaste actuelle. Enfin, dans la conclusion de la première partie, l’auteur fait le lien avec les Objectifs de développement durable de l’ONU (ODD, Sustainable development goals, SDG) : « Sans réduction des inégalités, il sera extrêmement difficile d’atteindre les autres objectifs en matière démocratique, sociale, économique voire environnementale. »

« Le cercle vicieux des inégalités sociales et environnementales », voilà le titre de la deuxième partie du livre. Il s’agit de clarifier ce que Chancel a déjà annoncé dans l’introduction : « La destruction de l’environnement – généralement présentée comme un préjudice porté par une génération à celles qui la suivent – exacerbe aussi les inégalités sociales au sein d’une génération donnée, renforçant des injustices préexistantes. » L’exemple probablement le mieux étudié est l’intoxication au plomb aux États-Unis. Une étude montre ainsi « comment ces inégalités d’exposition aux dégradations de l’environnement nuisent principalement à la santé des plus défavorisés ». Et comme cette intoxication réduit les capacités cognitives des enfants, elle entretient le cercle vicieux entre environnement pourri et vie pourrie.

Pour la France, Chancel donne l’exemple des décès prématurés causés par la pollution aux particules fines, qui concernent là encore d’abord les personnes à bas revenus. Non sans préciser que cet effet est multifactoriel et en partie renforcé par les inégalités générales en matière de santé. Enfin, les effets les plus brutaux liés aux inégalités sont ceux qui vont se multiplier avec le changement climatique : tornades, inondations et sécheresses. Lors de l’arrivée de Katrina à La Nouvelle-Orléans, « la différence d’exposition aux effets de l’ouragan entre Caucasiens et Afro-Américains était flagrante : la moitié de la population noire de la ville s’est retrouvée dans une zone sinistrée, contre seulement 30 % de la population blanche », rapporte Chancel.

Notons que l’auteur se concentre sur les inégalités liées au statut social. Les inégalités liées au genre ou aux origines d’une population ne sont guère abordées. Certes, les inégalités liées à la « race » constatées aux États-Unis sont données comme exemple, mais sans considérer la spécificité de ces inégalités au niveau structurel – le rapport de ces autres inégalités avec l’environnement reste encore à étudier.

La faute aux (pays) riches ?

Les inégalités n’ont pas seulement des effets, rappelle Chancel au chapitre 5, mais aussi des causes. Et la responsabilité des pollutions, et notamment des émissions de CO2, est inégalement partagée. Au niveau des pays tout d’abord, avec les pays industrialisés d’un côté et les pays les moins avancés de l’autre. L’auteur ne considère pas seulement la responsabilité en termes d’émissions directes, celles qui sont décomptées dans le cadre des négociations internationales. Au nom de la justice, il convient également de tenir compte des émissions indirectes – liées à la consommation de produits fabriqués ailleurs – ainsi que des émissions passées – qui ont permis aux pays du Nord de développer prospérité et puissance.

Mais Chancel s’intéresse surtout à une différence de responsabilité souvent négligée : celle entre les individus à l’intérieur d’un même pays. Il renvoie à l’étude « Carbone et inégalités », qu’il a publiée avec Thomas Piketty avant la COP21 à Paris : « les inégalités d’émissions de CO2e [‘CO2 équivalent’, incluant les autres gaz à effet de serre] diminuent entre pays mais augmentent en leur sein entre 1998 et 2013 ». Cette dimension de l’injustice climatique globale est importante, puisque « en 1998, seulement un tiers des différences mondiales d’émissions étaient dues aux inégalités à l’intérieur des pays, contre la moitié aujourd’hui ».

Clairement, une approche purement interétatique n’est pas suffisante pour assurer que la réduction des émissions se fera de manière juste. Certain-e-s chercheur-se-s ont même reproché aux négociateurs des pays émergents d’utiliser le faible niveau de vie et d’émissions de leur population pauvre pour obtenir des concessions dont profitent les riches. Si, parmi les 10 % d’individus les plus pollueurs sur terre, en 2013 un tiers venait des pays émergents, il reste que, comme le fait remarquer Chancel, deux tiers des émissions de ce groupe demeurent de la responsabilité des pays industrialisés.

Le livre « Insoutenables inégalités » n’analyse pas la thèse du win-win supposé être impulsé par des mesures environnementales, mais on s’en passe. D’une part, l’expression « croissance verte » constitue un contresens dans la mesure où la croissance du PIB, facilement bénéfique sur le plan social, ne peut être qu’un désastre pour l’environnement. D’autre part, depuis l’épisode des gilets jaunes, introduire des écotaxes et attendre que les effets bénéfiques pour tout le monde se manifestent n’est plus une option politique.

Par contre, le win-win dans le sens inverse en prend pour son grade. Dans le sous-chapitre « Pour en finir avec le conte de fées du développement durable », Chancel présente une sorte de courbe de Kuznets pour la pollution : selon certaines théories, celle-ci finirait par décroître quand les populations auraient atteint un niveau élevé de développement. « On n’observe rien de tel », constate l’auteur, pour ensuite détailler que, si les émissions baissent éventuellement par rapport au revenu quand on devient plus riche, cela n’est certainement pas le cas en termes absolus – alors que c’est cela seul qui compte pour l’impact écologique.

La grande réforme fiscale

Mais si la pollution augmente avec le niveau de vie, que faire pour parvenir à une transition juste ? Admettre que la réponse n’est pas simple est sans doute le principal mérite de ce livre. Chancel passe en revue nombre d’approches et met en évidence leurs particularités. Ainsi, faire une politique de redistribution par des « chèques écologiques » qui permettent d’acheter des produits bio peut sembler efficace, mais constitue une sorte de paternalisme vert. La piste suédoise est bien plus équilibrée : ce pays a, dans un premier temps, développé des réseaux de chaleur aux énergies renouvelables, pour ensuite taxer fortement le CO2.

Une manière de procéder semblable – développer les transports publics avant de taxer sévèrement le carburant pour voitures – est prometteuse pour les pays du Sud, mais que faire avec les nations d’automobilistes du Nord ? Chancel plaide pour une grande refonte fiscale, car « dans une réforme d’ensemble, il est possible d’apporter une réponse politique à ceux qui seraient perdants, en allégeant par exemple leur contribution ». Au Luxembourg, une première occasion d’introduire des écotaxes conséquentes dans le cadre d’une grande réforme a malheureusement été loupée en 2015, quand Déi Gréng ont dû se contenter de miettes.

Enfin, à la fin du livre, Chancel sort du carcan des politiques sociales à l’échelle nationale et présente les possibilités et limites des mises en œuvre locales d’une transition écologique et sociale. Il présente notamment l’idée d’une taxe carbone progressive mondiale et explique pourquoi l’échelle globale reste importante et peut multiplier la force des initiatives locales (voir les deux articles online référencés).

« Combattre à la fois le dérèglement climatique et les inégalités, c’est possible 
et souhaitable ! », conférence de Lucas Chancel, mercredi 26 juin 2019 à 12h15 
à l’Altrimenti, 5, avenue Marie-Thérèse, Luxembourg. Détails : voir etika.lu

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