La gauche avant les législatives : Les déchirures de l’union

Alors que les sondages promettent un succès considérable aux candidatures de gauche, la multiplication des objectifs politiques de la Nupes complique la formulation d’une stratégie claire.

En 2016, le mouvement « Nuit debout » préfigurait déjà la « convergence des luttes »… et ses difficultés. (Flickr ; Julien B. ; CC0 1.0)

Début mai s’est formée la « Nouvelle union populaire écologique et sociale » (Nupes), en vue des législatives françaises les 12 et 19 juin, une alliance rassemblant un large éventail de partis de gauche, depuis le PS jusqu’au PC, en passant par « La France insoumise » (LFI) et « Europe Écologie Les Verts » (EELV). Après une élection présidentielle où les candidatures de gauche multiples avaient tenté de mobiliser sur leurs créneaux respectifs, cette nouvelle alliance tente de ratisser large.

Faire front à l’extrême droite

Cette union répond à la fois à un souci d’efficacité électorale dans des scrutins majoritaires, à un souhait exprimé par l’électorat de gauche et à l’idéal théorique de la « convergence des luttes ». Ce dernier terme désigne la collaboration entre courants progressistes variés œuvrant pour des objectifs sociaux et sociétaux, mais aussi environnementaux ou altermondialistes, fondée sur l’interdépendance de ces luttes et aboutissant à un programme et une identité politique partagés. Bien entendu, on en est encore loin, mais dès la campagne en cours se montrent les lignes de conflit, aussi bien sur les marges de l’alliance qu’en son sein même.

Sur le bord gauche, on notera que les courants libertaires et trotskistes n’ont pas rejoint la Nupes, même si des négociations avaient eu lieu avec le Nouveau Parti anticapitaliste (NPA). C’est évidemment aussi le cas de la nébuleuse « antifa », moins tournée vers la politique et plus vers l’action, voire l’action violente. Cette mouvance n’en est pas moins considérée comme faisant partie de la gauche radicale, comme le rappelle le soutien que LFI avait apporté au « Groupe antifasciste Lyon et environs » (Gale), menacé d’interdiction. En même temps, le sentiment des groupes d’antifas d’être seuls à se battre contre l’extrême droite rend difficiles les rapports avec les partis… et même entre ces groupes, comme lors des récents accrochages violents entre militant-es du Gale et du collectif « Jeune Garde ». La question des stratégies face à l’extrême droite est en tout cas suffisamment importante pour que le magazine « Politis » lui consacre un dossier dans son numéro du 25 mai.

Comme si les choses n’étaient pas assez compliquées, voici qu’à Lyon un leader antifa vient de se transformer en candidat aux législatives. Le magazine en ligne Mediapart a publié un reportage sur « Raphaël Arnault, l’antifa qui veut être député ». Il s’agit de l’ancien porte-parole de la Jeune Garde Lyon, un collectif plus favorable à collaborer avec d’autres courants de la gauche que les groupes antifas traditionnels. Le lancement de la campagne s’est fait dans le quartier de la Croix-Rousse, bastion de la gauche, mais n’avait pas été annoncé publiquement par mesure de sécurité, explique Mediapart. Il y a récemment eu des attaques de groupes d’extrême droite dans le secteur, et Arnault, personnage emblématique, a déjà été blessé en 2021 dans un guet-apens à Paris. Pour une partie des personnes sur le terrain, qui n’ont plus confiance en l’État, l’existence de la Jeune Garde fait figure de bouffée d’air face aux « fascistes » menaçant d’étouffer tout militantisme radical.

La candidature de Raphaël Arnault dans la 2e circonscription de Lyon, sous le sigle d’une « gauche sociale, écologique et populaire », est soutenue par le NPA, dont est issue la suppléante Mathilde Millat. Selon Mediapart, les deux sont plein-es d’éloges sur la campagne présidentielle de Jean-Luc Mélenchon (LFI). Pour le leader antifa, « après les trahisons de François Hollande, il n’y avait plus d’espoir de reconnexion entre les institutions et nous, les nouvelles générations engagées sur le terrain. Cette présidentielle a changé la donne, on se dit que la gauche redevient la gauche ».

Pap Ndiaye, pionnier ou transfuge ?

Et pourtant sa candidature se situe en dehors de l’union de la gauche impulsée par le succès de Mélenchon. Accord électoral oblige, la Nupes soutiendra un écologiste centriste, l’ex-socialiste et ex-soutien d’Emmanuel Macron Hubert Julien-Laferrière. Le profil de ce politicien a facilité le choix de lancer une contre-candidature de gauche, alors qu’ailleurs le NPA soutient des candidatures de la Nupes. Mediapart rapporte que, au niveau local, les militant-es de LFI soutiennent même Arnault plutôt que Julien-Laferrière. Décidément, le bord gauche de l’alliance est effiloché et perméable.

Si ce sont les actions sur le terrain qui établissent des liens avec l’ultragauche, c’est la confrontation des discours idéologiques qui peut réunir les progressistes au-delà du périmètre défini par la Nupes. Ainsi, la nomination le 20 mai du chercheur Pap Ndiaye comme ministre de l’Éducation a donné lieu à de violentes critiques émanant de l’extrême droite, de la droite et de la majorité présidentielle même. Ndiaye, né de père sénégalais et de mère française, a fait connaître en France les « black studies » dans les années 2000 et s’est engagé pour la justice raciale, par exemple en participant à la fondation du Conseil représentatif des associations noires. Ces dernières années, il n’a pas hésité à critiquer le gouvernement macronien, notamment par rapport aux violences policières ou à l’épouvantail de l’islamo-gauchisme, mais est devenu, comme le résume un article sur Mediapart, un « symbole aux yeux de ceux qui croient encore à la possibilité d’un tournant idéologique d’Emmanuel Macron ». Pour celles et ceux qui le critiquent, par contre, il représente « wokisme, décolonialisme, indigénisme, communautarisme » − tout ce qui mettrait en danger la laïcité et la République…

Ailes effilochées, poitrine déchirée…
La gauche française aborde les élections législatives unie, mais en apparence seulement. (PhilArmitage ; PD)

Il est peu surprenant que des voix gauche se lèvent pour défendre Ndiaye, d’autant plus qu’il succède au réactionnaire et droitiste ministre de l’Éducation Jean-Michel Blanquer. Ce faisant, elles défendent aussi la légitimité des interrogations sur le racisme ou le colonialisme français impulsées par le chercheur. Mais ces plaidoyers expliquent aussi que les critiques de droite sont insensées, car Ndiaye est aussi connu pour prendre ses distances avec les positions antiracistes ou « wokistes » les plus radicales. Comme le note Mediapart, jusqu’ici il était « plutôt habitué aux attaques venant du camp auquel ses nouveaux détracteurs l’accusent d’appartenir ». Et de citer Sadri Khiari, du courant radical « Indigènes de la République » : « Incapable de penser la race comme le produit réciproque de l’infériorisation raciale et de la résistance à cette infériorisation, Ndiaye ne peut concevoir l’existence d’une identité raciale qui soit celle des opprimés, façonnée dans et par la résistance à l’oppression. » Quelle que soit l’importance de ces querelles théoriques, le sentiment général à gauche reste que Ndiaye est un progressiste utilisé comme feuille de vigne par Emmanuel Macron, qui a pris soin de lui flanquer un chef de cabinet dans la ligne de son prédécesseur Blanquer. Et qu’il pourrait bien suivre le chemin de Nicolas Hulot, autre « parachuté » issu de la société civile et ayant fait naufrage sur les côtes de la Macronie.

Les exemples d’Arnault et de Ndiaye illustrent la question des limites – dans la radicalité ou dans la modération – qui se posent à la gauche. Mais les différences d’orientation au sein de la Nupes ainsi que la multidimensionnalité des enjeux politiques de gauche conduisent aussi à des conflits qui s’écartent de l’axe modération-radicalité. Un reportage Mediapart l’illustre à merveille. Sous le titre « En Seine-Maritime, l’activiste Alma Dufour veut concilier fin du monde et fin du mois », il met en scène une « campagne modèle » de la Nupes. En effet, Dufour est connue comme militante environnementale et ancienne porte-parole des Amis de la Terre. En janvier, elle s’est rapprochée de LFI, le parti qui impulse la campagne, et elle fait le tour du centre-ville d’Elbeuf en compagnie de Yahia Kadoun, boxeur, célébrité locale et « anciennement proche du Parti socialiste ». Les trois courants de la Nupes harmonieusement réunis, sur une circonscription historiquement à gauche. Et pourtant…

Concurrence des radicalités

Tout d’abord, Dufour est confrontée à une contre-candidature venant dans ce cas du flanc droit : le maire socialiste d’Elbeuf Djoudé Merabet. Ensuite, dans cette région en proie à la désindustrialisation, l’extrême droite fait également de bons scores. Enfin, pour cette même raison, il est délicat d’évoquer l’urgence climatique et les sujets environnementaux en général. La candidate en est consciente quand elle essaie de faire converger les objectifs écologiques et sociaux dans le cadre du protectionnisme : « [Celui-ci] passe par des mesures résolument antidumping et des règles environnementales sévères. Mais la priorité des gens, c’est déjà que les emplois qui restent soient sauvés. Y compris dans des industries nocives pour la santé et la planète. » Ce défi est omniprésent, notamment pour Olivier Bruneau, le candidat suppléant, qui est aussi délégué syndical dans une usine d’engrais.

Autre sujet de débat : l’implantation d’une sucrerie géante dans le port de Rouen. La Nupes s’y oppose pour des raisons environnementales, une position difficile à défendre dans un contexte de chômage élevé. « La tension sur un territoire industriel comme le nôtre est immense. C’est bien pour ça que nous devons avoir l’écologie chevillée au cœur, sinon on se laissera avoir », souligne Dufour. Heureusement, le programme de la Nupes met en avant des mesures sociales radicales comme les blocages des prix et la hausse du Smic. Des mesures à mettre d’accord toute la gauche.

Toute ? Non ! Un économiste atterré résiste encore et toujours. Dans une interview avec « Alternatives économiques », Henri Sterdyniak, connu pour ses prises de position bien ancrées à gauche, n’est pas tendre avec le programme de la Nupes : reprendre les diverses revendications des syndicats et mouvements populaires serait légitime, mais « sans aucun arbitrage ». Pour l’économiste, ces réformes sont populaires, mais coûteuses. Réaliser rapidement ces mesures, depuis la redistribution jusqu’à la baisse de l’âge de la retraite, « se heurterait vite à des obstacles comme le déficit extérieur ». Sterdyniak recommande de prioriser les transformations structurelles, « car ce sont elles qui permettront de dégager des marges de manœuvre ». Face aux urgences environnementales, il recommande d’engager rapidement la transition écologique et « la prise de contrôle démocratique des entreprises par les travailleurs », mais aussi la modification des modes de consommation avec notamment « une baisse du niveau de vie des classes supérieures ». Clairement, la radicalité sociale est ici confrontée à une radicalité plus structurelle.

Si Jean-Luc Mélenchon devenait, comme il le souhaite, premier ministre à la suite des législatives, toutes ces questions devraient être tranchées dans la précipitation. Faut-il pour autant souhaiter que la Nupes, comme il est probable, termine deuxième derrière la majorité présidentielle, ce qui lui laisserait le temps de « revoir sa copie » ? Question difficile, car, comme le rappelle Sterdyniak : « La mise en œuvre d’un programme de transition écologique et sociale n’en est pas moins urgente. »


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