Piilux : « Le texte de la Constitution est certes progressiste, mais… »

Six mois avant l’entrée en vigueur de la nouvelle Constitution luxembourgeoise, la « Plateforme immigration et intégration Luxembourg » (Piilux) a organisé cette semaine une table ronde sur le texte reformé. Antoni Montserrat Moliner et Franco Barilozzi, tous deux membres de la plateforme, ont abordé avec le woxx certains passages douteux, le droit de vote aux élections communales pour les non-Luxembourgeois-es ainsi que le sort des femmes migrantes.

Lors d’une réunion d›information sur la réforme constitutionnelle en 2021, les député-es ont bien répondu aux questions des citoyen-nes, mais Piilux aurait apprécié une plus grande participation, par exemple par le moyen d›un référendum. (Copyright: Chambre des députés, CC BY-ND 2.0)

woxx : Le titre de votre table ronde, « Nouvelle Constitution luxembourgeoise : ce que vous ne savez peut-être pas et que vous n’aviez pas encore osé demander », est basé sur la méconnaissance de la nouvelle Constitution et la réticence à poser des questions à ce sujet. Cela correspond-il à la situation des citoyen-nes du Luxembourg ?


Franco Barilozzi : On a commencé de réfléchir sur une nouvelle Constitution en 2005 et on y a travaillé jusqu’en 2022 – ça fait pas mal d’années. Je ne crois pas que la majorité des gens au Luxembourg, qu’ils soient luxembourgeois ou non, soient conscients de ce qui a été fait pendant ces années. Après, chacun peut bien sûr se renseigner, mais je pense que le débat autour de la Constitution était peu public et surtout a eu lieu en luxembourgeois, ce qui a privé déjà une grande majorité de la population de l’accès aux informations sur le nouveau texte constitutionnel. Il y a eu de petits efforts pour informer les gens, comme une réunion sur les révisions de la Constitution en 2021, un dépliant distribué aux ménages récemment, un site participatif qui a été ouvert par la Chambre des députés en 2016 et bien évidemment le référendum de 2015, mais je préfère ne pas y penser… Si je me réfère au sondage de TNS Ilres (« Politmonitor ») fait en novembre 2021, je note pourtant que 29 pour cent de la population se disait bien informée sur la Constitution et 70 peu ou mal informée.

Antoni Montserrat Moliner : Je ne comprends pas qu’en 2015, lors du référendum, l’ensemble de la population ait été consulté sur l’âge minimum des électeurs – une question moins urgente, selon moi, que celle de la réforme de la Constitution –, mais qu’il n’ait pas été fait usage de cette pratique démocratique pour la Constitution. La population a été marginalisée dans ce débat. Vous ne pouvez pas imaginer les positions de toutes sortes qui nous ont été communiquées parce que nous avons organisé cette table ronde sur la Constitution. Personne n’a jamais organisé de table ronde sous cette forme, ce qui est dommage. Il est vrai que l’ADR, Déi Lénk et les Pirates ont mené leurs propres campagnes, mais personne n’a encore coordonné une table ronde ouverte avec les différents acteurs.

De quelles positions parlez-vous ?


Montserrat Moliner : Au début, la table ronde semblait n’intéresser que certains partis politiques, mais à la fin, tout le monde voulait y participer. Nous n’avons pas pu inviter tout le monde et avons été obligés de faire un choix. Le résultat de notre choix a été trois membres de la Chambre des députés et deux personnes de la société civile – concrètement de la CCDH (Commission consultative des droits de l’homme) et l’Asti. Nous avions une longue liste d’attente de personnes qui souhaitaient participer au débat sur le podium. Mais je ne pense pas qu’il soit de la responsabilité d’une association qui organise une table ronde à laquelle personne n’avait pensé auparavant de répondre à ces attentes. Nous voulions permettre un débat animé et ne pas nous contenter de rassembler les sept partis autour d’une table. La mission de Piilux, une nouvelle et modeste organisation, est de discuter de sujets qui fâchent les gens – et il se trouve malheureusement que la Constitution est actuellement un sujet qui semble faire justement cela.

« La mission de Piilux, une nouvelle et modeste organisation, est de discuter de sujets qui fâchent les gens – et il se trouve malheureusement que la Constitution est actuellement un sujet qui semble faire justement cela. »

Quels sont les points qui vous révoltent ?


Montserrat Moliner : Il y a un article particulier qui nous préoccupe beaucoup.

Barilozzi : L’article dont parle Toni et qui figurait déjà dans l’ancienne Constitution est l’article 15, qui dit : « Les Luxembourgeois sont égaux devant la loi. » Cela signifie que c’est différent pour les non-Luxembourgeois. Il y a eu plusieurs contre-propositions de formulation, entre autres de la CCDH, de la commission de Venise ou encore de la Commission européenne. Il aurait été plus simple d’écrire : « Tous les citoyens sont égaux devant la loi. » Je pense aussi que la nouvelle Constitution a quelques points imprécis qui devront être résolus dans les mois ou années à venir par la Cour constitutionnelle ou au niveau européen.

Montserrat Moliner : Je connais bien la situation en Catalogne et je fais le constat suivant : si vous avez un texte constitutionnel qui est ambivalent ou imprécis, vous donnez un pouvoir disproportionné à la Cour constitutionnelle. C’est ce qui s’est passé en Espagne et sous une autre forme en Pologne, ou encore en Hongrie. Il serait regrettable que le Luxembourg rejoigne les pays où la Cour constitutionnelle devient une deuxième chambre de députés – c’est du moins le pire scénario qui risque de se produire. Ce n’est pas idéal, parce que c’est la Chambre des députés, élue par les citoyens, qui doit régler les problèmes – et non neuf juges qui doivent s’occuper des désaccords entre les politiciens.

Barilozzi : De même, l’aspect des langues est problématique. Je ne comprends pas que les trois langues officielles soient traitées de manière inégale dans la Constitution et que le luxembourgeois y soit inscrit comme seule langue nationale. D’autant plus que de nombreux membres de la population luxembourgeoise ne maîtrisent pas la langue. J’aurais préféré que les langues soient mises sur un pied d’égalité.

Montserrat Moliner : Dans ce contexte, il est par ailleurs ironique que le texte de la Constitution soit écrit et voté en français, alors que les politiciens discutent, travaillent ou s’insultent en luxembourgeois à la Chambre des députés.

Quelle est votre position par rapport au droit d’asile tel qu’il est décrit dans la nouvelle Constitution ?


Barilozzi : Il est inscrit dans la Constitution, mais sans mention d’instruments internationaux tels que les conventions de Genève. C’est donc par le biais de la loi ordinaire que l’on décide comment interpréter le droit d’asile. Pourtant, nous savons que la situation des demandeurs d’asile est en constante évolution. Je ne dis pas que la Constitution aurait pu tenir compte de toutes ces circonstances, mais le texte pourrait, à certains égards, prendre une position plus claire sur des points précis afin de mieux protéger les personnes concernées. En général, le texte constitutionnel aurait pu aller plus loin en ce qui concerne les droits et la protection des groupes marginalisés, comme les femmes ou les personnes LGBTI. Il est certes positif de reconnaître à chacun le droit à une famille et d’inscrire dans la Constitution l’égalité entre les femmes et les hommes, mais il aurait été plus inclusif de décrire clairement tous les citoyens comme étant égaux entre eux, indépendamment de leur genre et de leur orientation sexuelle. La question de la discrimination est peu abordée dans le texte constitutionnel, tout en sachant qu’elle est un sujet important au Luxembourg.

Le nouveau texte constitutionnel est-il donc un échec, selon Piilux ?


Montserrat Moliner : Globalement, nous pensons que la nouvelle Constitution représente une évolution et ne compliquera la vie de personne. C’est une constitution démocratique, ouverte, mais il y a trop d’ambiguïtés. Et on n’a pas cherché à les résoudre par des échanges avec les citoyens, les associations, etc.

Barilozzi : Surtout parce qu’il y avait suffisamment de propositions de la société civile et de l’opposition politique. Les politiciens auraient dû, à mon avis, en tenir bien plus compte. Le texte actuel manque de vision d’avenir et d’un véritable lien avec la réalité de la vie au Luxembourg. La question du multilinguisme, par exemple, est beaucoup plus urgente au Luxembourg qu’en Italie ou en Allemagne. Il en va de même pour la formulation selon laquelle les Luxembourgeois sont tous égaux devant la loi lorsque le pays est composé presque en majorité de non-Luxembourgeois.

Chambre des députés, CC BY-ND 2.0

Passons à un autre événement important de cette année : en 2023, les non-Luxembourgeois-es pourront pour la première fois participer sans restriction aux élections communales. Cela pourrait-il influencer les résultats des élections ? 


Montserrat Moliner : Pour moi, le Luxembourg se caractérise par le fait que de grandes choses s’y produisent mais que personne ne les remarque. Dans ce sens, je suppose que peu de gens savent qu’il suffit d’être inscrit 55 jours dans une commune au Luxembourg pour bénéficier du droit de vote aux élections communales. Il y a des communes qui ont fait des efforts pour informer les citoyens, par exemple au moyen de dépliants. Or, à ma connaissance, la Ville de Luxembourg ne l’a pas encore fait. C’est donc aux associations de la société civile et aux syndicats qu’il revient d’inviter les non-Luxembourgeois à voter. Il manque une grande campagne dans les médias pour motiver les citoyens.

« Il serait regrettable que le Luxembourg rejoigne les pays où la Cour constitutionnelle devient une deuxième chambre de députés – c’est du moins le pire scénario qui risque de se produire. »

Quel comportement électoral attendez-vous ?


Montserrat Moliner : Lors des dernières élections communales, 23 pour cent des électeurs non luxembourgeois ont voté. Il me semble difficile de prédire quel sera le taux de participation cette année. Si la communication sur le droit de vote ne change pas, je ne m’attends pas à ce que plus de 35 pour cent participent aux élections communales. Cela ferait-il la différence pour la composition des conseils communaux ? Non, certainement pas. Si le contraire se produit et que de nombreux étrangers participent aux élections communales, je m’attends alors à des résultats électoraux différents de ceux d’avant, notamment à Luxembourg-ville : la proportion d’étrangers y est de près de 71 pour cent.

Qu’est-ce qui pourrait motiver les étrangers-ères à participer aux élections, à part les campagnes médiatiques ?


Montserrat Moliner : S’il y a plus d’étrangers sur les listes de candidats, cela peut tout à fait contribuer à ce que davantage de non-Luxembourgeois s’inscrivent sur les listes électorales. Mais la difficulté reste, soit pour s’inscrire sur la liste électorale soit pour s’inscrire comme candidat, si on n’est pas informé. Un autre problème, c’est la loi communale, qui impose que les débats se fassent en luxembourgeois. Selon une enquête de l’Ilres, l’une des principales raisons pour lesquelles les étrangers ne participent pas aux élections est leur méconnaissance de la vie communale, où la question de la langue joue un rôle. Aussi, nous croyons qu’on devrait, au moment où une personne s’inscrit dans une commune, l’informer du fait qu’elle peut aussi s’inscrire sur la liste électorale communale. Ceci ne se produit pas actuellement.

Barilozzi : Un autre fait est le phénomène international du désintérêt politique. Nous avons pu l’observer récemment lors des élections en Italie, en France, aux États-Unis : les électeurs ne font plus confiance aux politiciens et considèrent que leur participation aux élections n’a pas de sens. Il s’agit de lutter contre ce phénomène. Les institutions et les partis politiques doivent agir. Il faut se battre pour convaincre les gens et leur expliquer l’importance de leur vote pour la vie quotidienne.

En 2022, vous avez placé les femmes migrantes au premier plan d’une table ronde et appelé à une politique intersectionnelle. Quelle est selon vous la place des femmes dans la politique de migration et d’intégration du Luxembourg ?


Montserrat Moliner : Dans les années 1960, 1970, 1980, ce sont plutôt les hommes qui ont trouvé du travail au Luxembourg, et ensuite la famille a suivi. Aujourd’hui, de plus en plus de femmes africaines viennent s’installer au Luxembourg, souvent seules. Malheureusement, il y a beaucoup d’inégalités auxquelles les femmes sont confrontées : différences de salaires, accès au logement, etc. Beaucoup se plaignent d’avoir du mal à trouver un logement en tant que femmes seules et non luxembourgeoises. Il est important d’aborder ces circonstances avec une perspective intersectionnelle et féministe, ainsi que de comprendre l’ensemble de la situation. Il s’agit de l’égalité face au système social.

Barilozzi : Il est également important de créer un environnement dans lequel les jeunes femmes migrantes qui ne sont pas encore qualifiées pour un métier peuvent se former et être rapidement employées sur le marché du travail. Elles ne doivent plus être perçues comme une épouse ou une partenaire, une simple annexe, mais comme une personne à part entière et autonome.

Selon vous, la Constitution va-t-elle changer quelque chose à la situation des femmes migrantes ?


Montserrat Moliner : Non, car malheureusement ces questions de genre sont rarement au centre des discussions politiques. Le texte de la Constitution est certes progressiste, mais il reflète en fin de compte des schémas de pensée assez classiques.

La table ronde « Nouvelle Constitution luxembourgeoise : ce que vous ne savez peut-être pas et que vous n’aviez pas encore osé demander » aura lieu ce jeudi 19 janvier à 19h au centre culturel Gare de Luxembourg (29, rue de Strasbourg). Avec : Mars Di Bartolomeo (LSAP), Nathalie Oberweis (Déi Lénk), Rhéa Ziadé (Commission consultative des droits de l’homme) et Laura Zuccoli (ancienne présidente de l’Asti). Modération par Franco Barilozzi (PiiLux), entrée gratuite.


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