Une affaire à traiter entre costumes-cravates, ce processus Rifkin ? C’est l’impression que peuvent laisser les débats publics. Mais les jeans, pulls et bleus de travail auraient tort de bouder une réflexion qui, au-delà de l’économique, concerne l’avenir de la société entière.
« Un des sujets les plus importants de la discussion sur Rifkin est le risque que la digitalisation exclue une partie des gens, alors que le but est une société inclusive. » C’est ce qu’a affirmé Michel Wurth, président de la Chambre de commerce sur 100,7, dans l’émission « Riicht eraus » du 12 novembre. Quand on évoque les aspects sociaux de la troisième révolution industrielle (TIR), il semble y avoir un large consensus théorique sur un point : il faut rechercher l’inclusion.
En pratique, c’est moins évident. Certes, Wurth apprécie que l’État soutienne, voire organise la formation des travailleur-se-s dans le domaine des compétences digitales. Mais quand il s’agit de redistribution des profits en faveur des salarié-e-s, le patronat est beaucoup moins coopératif : depuis la présentation du rapport Rifkin, il affirme que tant que la productivité stagne, il n’y a rien à redistribuer.
« Allons-nous continuer à avoir cinq à dix pour cent de super-riches en haut et une masse de gens en situation précaire en bas de l’échelle ? », a interrogé François Bausch lors de l’événement organisé au Grand Théâtre le 9 novembre pour la présentation du bilan intermédiaire du processus Rifkin. Ses collègues Étienne Schneider et Nicolas Schmit ont également plaidé en faveur d’une discussion politique sur la redistribution.
Revenu universel ou RTT ?
Les ministres réagissaient à une question soulevée par les élèves ayant participé à un « innovation camp » concernant l’opportunité d’introduire un revenu universel. Les deux ministres socialistes, sceptiques par rapport à une telle mesure, ont préféré plaider en faveur d’une réduction du temps de travail (RTT) – un sujet qu’on croyait tabou – afin de « redistribuer » le travail. Quant à Pierre Gramegna, il s’y est carrément opposé, expliquant que ce serait injuste que les travailleurs payent pour les autres et rappelant que pour distribuer de la richesse, il faut d’abord la créer.
Ce type d’argument est typique de la manière dont le débat sur l’avenir est mené en appliquant les logiques du présent – et pas seulement du côté du patronat et de ses amis politiques. Ainsi, les syndicats exigent que les gains de productivité que la TIR est supposée engendrer soient redistribués équitablement, et le patronat ne s’y oppose pas. Quant aux écologistes qui mettent en question le principe de la croissance, ils et elles se voient opposer par les patron-ne-s comme par les syndicalistes l’argument qu’il faut bien financer les systèmes de sécurité sociale.
Le hic, c’est qu’il se pourrait bien qu’on ait à redistribuer non pas un plus, mais un moins – en tout cas en valeur pécuniaire. Car l’optimisme de Jeremy Rifkin, auquel s’accrochent les adeptes de la croissance, est fondé sur un coût très bas des énergies renouvelables et des techniques pour recycler presque tout. Si ces deux hypothèses ne se réalisent pas, l’humanité restera confrontée à une certaine rareté des ressources et devra bien régler l’affectation de celles-ci. Et au nom de la justice Nord-Sud, comme l’a rappelé le Conseil supérieur du développement durable dans son avis Rifkin, l’Europe et le Luxembourg devront plutôt décroître que croître.
Redistribuer… la qualité de vie
Ce n’est pas forcément une mauvaise nouvelle. Mais pour que cela ne donne pas de cauchemars, il faut repenser les notions de niveau de vie et de sécurité sociale. En termes de revenu pécuniaire, elles ne pourraient se maintenir au niveau actuel, mais dans une logique de qualité de vie, il peut en être autrement. C’est ce que suggère le concept de « PIB du bien-être », sur lequel le Statec vient de présenter une étude. Cette mesure différente de la richesse créée est supposée mettre en valeur tout ce qui n’est pas chiffrable en euros dans les comptes des institutions et des ménages : temps de loisir, satisfaction au travail, économie informelle. Toute cette richesse émerge en effet au milieu de la vie des citoyen-ne-s plutôt que dans les entreprises, et on n’a donc pas besoin de la redistribuer. Ce qui ne signifie pas que la question de la justice sociale ne se poserait plus, bien au contraire.
Croissance verte plutôt que qualitative
« Comment nous travaillerons à l’avenir », c’est la formule relativement neutre qu’Étienne Schneider a choisie au Grand théâtre pour aborder un autre aspect social de la TIR. « Nous ne savons pas si les emplois nouvellement créés compenseront ceux qui seront détruits, mais les nouveaux jobs n’auront certainement plus rien à voir avec ceux que nous connaissons. » D’où la nécessité, selon le ministre de l’Économie, de préparer les gens à ces nouveaux emplois et de développer de nouveaux modèles d’organisation du temps de travail.
Ce que Schneider n’a pas dit, c’est que le modèle de « croissance qualitative » favorisé par le gouvernement et le patronat aurait pour conséquence d’accélérer encore ce passage vers des emplois qui demandent une certaine qualification. Ceci alors que le système scolaire luxembourgeois et la formation continue embryonnaire peinent déjà à qualifier une proportion convenable de la population pour le marché du travail dans un contexte de croissance normale.
La bonne nouvelle est que Chambre de commerce et Chambre des salariés se sont mises ensemble pour commanditer une étude sur les effets de la digitalisation sur le travail, qui devrait être présentée avant la fin de l’année. On y abordera certainement la tendance à flexibiliser les horaires de travail et les risques que la vie professionnelle empiète sur la vie privée, qui inquiètent beaucoup les syndicats. On peut même espérer y retrouver une idée présente dans les écrits de Rifkin, mais sacrifiée au nom de la recherche du graal de la croissance qualitative : pour accomplir la transition vers un autre modèle économique, construire des panneaux solaires et rénover des maisons, l’humanité aura besoin d’une main-d’œuvre nombreuse et pas si « digi-qualifiée » que cela. Entre croissance verte et croissance qualitative, il y a peut-être une différence.
Négocier l’anéantissement ?
Quant à la « sharing economy », autre paradigme cher à Rifkin, au Luxembourg les décideurs en parlent en général sur un ton négatif, en évoquant le « risque d’ubérisation ». Les syndicats voudraient empêcher que des pans entiers du salariat finissent comme « faux indépendant-e-s » surexploité-e-s, tandis que le patronat entend se protéger contre la concurrence déloyale de start-ups qui auraient trop de succès. Du coup, on évoque peu le potentiel révolutionnaire pour l’économie et la société que représentent la sharing economy et les formes alternatives d’entreprises comme les coopératives.
Le volet social du processus Rifkin, longtemps négligé, comme l’ont rappelé plusieurs intervenants lors du bilan intermédiaire, est désormais abordé, mais avec beaucoup de timidité. Qu’adviendra-t-il du volet écologique, jusqu’ici bien représenté dans le débat, même si cela ne se voit pas toujours au niveau des conclusions retenues noir sur blanc ? Le risque existe que dans une logique de tripartite, on considère des facteurs comme les émissions de CO2 ou la destruction des ressources naturelles comme négociables au même titre que le niveau de salaire ou le taux d’imposition des entreprises.
De surcroît, les « négociateur-trice-s » représentant la nature se retrouveraient en position de faiblesse, puisqu’ils et elles n’auront pas de menaces à mettre sur la table, sinon celle que dans dix ou cent ans, tout le monde sera perdant. Il reste cependant possible que la manière dont le patronat tente de dominer le « discours Rifkin » avec le paradigme de la « croissance qualitative » conduise à une alliance entre les représentant-e-s du social et ceux et celles de l’environnemental. À la fin, tout le monde serait gagnant, même les patron-ne-s en un certain sens.