Lever le voile sur l’histoire coloniale du grand-duché si souvent consciemment oubliée : c’est ce que proposent les nouvelles visites guidées « Décolonisons le Luxembourg », en présentant au public les vestiges du colonialisme présents encore de nos jours. Un dialogue ravivé qui montre que le colonialisme est encore d’actualité.
Ndlr : ce texte cite des déclarations racistes pour raconter les faits.
« De Jangli fiert…
…den Houwald erop, O wär hie gutt douewen op der Hesperkopp… ». La chanson si populaire des années 1950 des artistes luxembourgeois Fernand et Colette Wark ne révèle pas qu’une fierté nationale du peuple luxembourgeois liée aux chemins de fer. « Am Congo freet sech haut all Af (…) All N**** as geschwënn gutt drun, Wann si emol de Jhängelchen dohannen hunn », continue en effet le couple chanteur, Fernand Wark adoptant une voix plus « caverneuse » pour les derniers mots. À part l’évidence raciste, on y retrouve surtout le déni de la souffrance qu’a provoquée la construction des lignes ferroviaires chez la population locale du Congo belge. Comme l’explique Alpha, du collectif d’artistes Richtung 22, « peu de gens connaissent cette strophe de la chanson ».
Vestiges visibles en ville
Justement, ce sont ces traces peu connues mais qui marquent encore le pays que les nouvelles visites guidées de Richtung22 et Lëtz Rise Up veulent rendre visibles. Nées d’une collaboration entre les deux associations féministes et antiracistes, les visites guidées d’une heure offrent un parcours historique approfondi à travers la ville de Luxembourg. Leur but ? Alimenter le débat sur le rôle du Luxembourg dans l’exploitation d’autres peuples et combattre activement le racisme encore bien présent du pays.
La visite guidée pour la presse, à laquelle participent trois journalistes, commence à 11h à la Villa Louvigny. Connu du public principalement comme le siège du ministère de la Santé, ce bâtiment entouré du parc de la ville abrita en février 1900 une exposition de 53 personnes. Des Amazones du royaume du Dahomey, l’actuel Bénin, y furent présentées nues, « comme des objets », sous le regard du public européen, nous raconte Audrey, de l’association Lëtz Rise Up. Appelés des « zoos humains », ces spectacles voyageaient à travers l’Europe et renforçaient une hiérarchie établie de race, de sexe et d’identité nationale. De plus, elles systématisèrent le racisme scientifique, colonial et populaire. La création d’un système basé sur des « races inférieures » servit à l’Europe pour justifier les campagnes de colonisation et « le ‘droit de les civiliser’ », explique Alpha. Le but étant de « déshumaniser des personnes pour faire d’elles ce qu’on veut ».
Naturellement, ce n’est pas que sur le territoire luxembourgeois que le colonialisme laisse des traces. Les principaux vestiges se retrouvent « dans les périphéries [les anciennes colonies, ndlr] » aussi bien que « dans les métropoles européennes », nous dit Alpha. Que ce soit sous la forme du développement de la science ou de l’importation de « nouveaux » produits comme le chocolat ou le tabac, le Luxembourg profita clairement de la domination sur d’autres pays au détriment de la population locale de ceux-ci. Quant aux peuples colonisés, ils subirent l’exploitation sous forme de missions d’évangélisation, de travail forcé et de châtiments tels que des mutilations. Au Congo, entre 1888 et 1908, la moitié de la population mourut en travaillant sur les chemins de fer, construits pour exporter des ressources locales et enrichir les colonisateurs. Des lignes construites sur 10 millions de morts, sous la baguette d’un ingénieur européen, le Luxembourgeois Nicola Cito.
D’autres Luxembourgeois-es occupaient des postes clés dans les services administratifs et religieux au Congo belge. Et la visite guidée nous montre que l’ignorance ne peut pas servir d’excuse : nombreux furent celles et ceux qui renoncèrent à la nationalité luxembourgeoise et acquirent la belge à leur arrivée au Congo. Après l’indépendance du Congo belge en 1960, un archevêque réadopta la nationalité luxembourgeoise afin « d’éviter des problèmes », explique Lars, un des militants qui a notablement contribué à la recherche pour les visites guidées.
Alors, bien qu’officiellement le Luxembourg n’ait pas été un État colonial, sa population ainsi que le pays, ancien membre de la Fédération internationale des coloniaux et anciens coloniaux (Ficac), jouèrent néanmoins un rôle important dans la colonisation d’autres pays.
« Des diamants pour la couronne »
Cherchant l’ombre, le groupe s’arrête peu après devant une banque discrète, la Quintet Private Bank. Les fortunes de la place financière du Luxembourg se basent sur l’exploitation de ressources comme le caoutchouc ou l’huile de palme, apprend-on. Cet « exemple illustre le néocolonialisme dans lequel la place financière au Luxembourg est impliquée et trouve ses racines », critique Audrey.
La monarchie non plus n’est pas exempte de culpabilité. Alors qu’il n’existe pas encore d’enquêtes précises sur l’implication du Luxembourg dans les guerres coloniales, des centaines de Luxembourgeois participèrent du côté des Pays-Bas à la guerre de Java, sous le règne du grand-duc Guillaume Ier : pendant que la résistance massive de la population locale était « brutalement réprimée », les Luxembourgeois étaient encouragés « à vivre des aventures », précise Alpha, à la dernière station de la visite, la place Guillaume II.
Au cas où l’appel à l’aventure ne suffisait pas, des richesses sous forme de perles d’Indonésie ou de diamants du Congo savaient attirer l’attention. Parmi les profiteuses et profiteurs, on trouve une petite bijouterie du numéro 27-29 de la Grand-Rue qui dès 1920 fut nommée fournisseur de la Cour et dont on raconte que le diadème en diamants était très apprécié par la grande-duchesse Charlotte.
Décolonisons le Luxembourg
La visite guidée le démontre maintes fois : « les traces transformées perdurent dans l’espace public » d’aujourd’hui, comme l’explique Audrey. Encore et encore, elle rappelle aussi le coût humain que la société a choisi d’oublier. Inspirées par des visites guidées décoloniales dans d’autres pays, les associations espèrent sensibiliser le public au « passé colonial occulté du Luxembourg ». Entre autres, elles réclament des excuses officielles du gouvernement, de l’Église et de la monarchie luxembourgeoise, des réparations pour la souffrance engendrée par les activités coloniales et une meilleure représentation de l’histoire ainsi que des personnes afrodescendantes.
Au Luxembourg, comme d’habitude, les statistiques sur l’implication du pays sur d’autres peuples manquent. Toutefois, une enquête nationale pour déterminer l’étendue du racisme au Luxembourg a été récemment lancée par le ministère de la Famille et de l’Intégration. Pour celles et ceux déjà plus avancé-e-s, les visites guidées offrent un regard précis et éducatif sur le passé, permettant d’approfondir le contexte dans lequel les actuelles formes de racisme ont trouvé leurs racines.
… dir kritt d’Féiss net kal ! »
C’est en 2020 seulement que la chanson « De Jangli fiert den Houwald erop » est réarrangée par l’Institut européen de chant choral (Inecc) et que le mot « nègre » est remplacé par « Mënsch » (personne). Les paroles « Am Kongo freet sech haut all Af », quant à elles, n’ont pas (encore) été changées. En matière de décolonisation, il reste du chemin à parcourir. Participer à une visite guidée décoloniale peut constituer un premier pas.
La première visite décoloniale aura lieu ce vendredi 25 juin à 19h au centre-ville (en anglais). La visite en français aura lieu le samedi 26 juin à 14h. La réservation est gratuite et se fait sur les sites letzriseup.com ou richtung22.org. Une application pour smartphones présentant la totalité des 28 stations et trois chemins différents sera disponible mi-juillet.