Au-delà des élections : Être durable, c’est dur

Voter est obligatoire, s’engager est optionnel. Mais face à la crise climatique, la politique se heurtera à de nombreux obstacles. La société civile aura un rôle important à jouer.

Tôt ou tard, le défi climatique finira par s’imposer au gouvernement, quel qu’il soit. (Pixabay ; CristianIS)

Non, les dés ne seront pas jetés le 8 octobre au soir. Ni durant les semaines de négociations qui suivront, pour aboutir à une coalition de gouvernement. Et la présentation d’un accord de coalition, probablement en novembre, ne clôturera pas non plus le débat sur l’avenir du Luxembourg. Les défis d’un développement durable sont devant nous, et ils s’imposeront, quelles que soient la composition du gouvernement et ses éventuelles déclarations allant dans un autre sens.

Rappel au secours

Car oui, les verts ont raison de mettre en garde contre un « gouvernement anti-climat ». Une telle coalition – sous-entendu sans Déi Gréng –, qui ne ferait pas de la transition énergétique une priorité, ne faciliterait pas le tournant du Luxembourg vers un développement durable. Rappeler que « pour qui tu votes n’est pas sans importance », comme le font les verts, est approprié – et un slogan de campagne bien trouvé. Pourtant, au vu de leur bilan mi-figue mi-raisin et de leur timidité à remettre en question la croissance économique, leur présence dans une future coalition ne garantira nullement une mise en œuvre rapide et intégrée de la transition écologique, économique et sociale. Dans tous les cas, les citoyen-nes et ONG engagé-es sur le sujet n’auront pas, au soir du 8 octobre, accompli leur devoir civique, mais devront au contraire continuer à rappeler à l’opinion publique et aux politiques l’importance de l’enjeu climatique et d’une transition juste.

Il faut bien dire « rappeler », et non pas sensibiliser ou expliquer – l’urgence peut être considérée comme une évidence, les débats devant porter sur l’orientation des mesures et leur mise en œuvre. Rappeler ce qu’on a envie d’oublier, comme l’a fait Pascale Junker en plein milieu d’une plaisante discussion économico-technique, arguant qu’il faut « tenir compte des limites biophysiques ». C’était le 26 septembre, dans le cadre de la conférence concluant le projet ECO2050, consacrée aux opportunités que présenterait la transition pour l’économie luxembourgeoise. Junker, qui avait coordonné l’ensemble des scénarios et calculs prospectifs, a réagi un peu à contre-courant : elle a relativisé les différentes méthodes pour comptabiliser les gaz à effet de serre selon le lieu d’émission ou de consommation, voire centrées sur les produits, rappelant que « l’atmosphère, elle s’en fout » et que le changement climatique ignore les frontières nationales.

La tentation est grande en effet de « passer à autre chose », en supposant éventuellement, comme dans le cadre de la discussion ECO2050, avoir déjà mis en œuvre la transition et donc pouvoir réfléchir au profit économique à en tirer. Mettons de côté l’ADR qui, tout en s’inquiétant de la croissance démographique, nie d’autres aspects de la crise écologique comme la nécessité d’une sortie rapide des énergies fossiles, mais ne devrait pas faire partie d’une future coalition. Les autres partis auront surtout envie de passer à autre chose − logement, baisses d’impôts, pouvoir d’achat − en cochant au plus vite la case transition. Or, les approches contenues dans les programmes, comme les primes d’encouragement, les réformettes écofiscales, le plan national énergie et climat ou la mobilité électrique, ne sont pas à la hauteur du défi.

La politique face au pire

Les cris d’alarme scientifiques, tel celui lancé en mai par la Earth Commission concernant les limites planétaires écologiques et sociales, se multiplient. Un des auteurs, Johan Rockström, vient de récidiver avec un nouveau rapport se concentrant sur les aspects environnementaux, constatant que l’état de la Terre ne remplit plus les conditions de sécurité (« safe operating space ») pour le développement de l’humanité. L’aspect le plus original de l’étude concerne les dates de dépassement des limites planétaires : le climat et l’usage des sols fin des années 1980, certes, mais pour l’eau douce c’était il y a cent ans, et pour la biodiversité, dès le 19e siècle. Clairement, certifier le bois tropical et contourner le Bobësch ne suffiront pas pour rétablir la situation. Et oui, le Luxembourg, petit pays au footprint de géant, a son rôle à jouer.

En complément des analyses théoriques, tournées vers l’avenir, les effets déjà perceptibles du changement climatique, sécheresses, inondations ou cyclones, empêcheront les responsables politiques et économiques de dormir. Surtout si, comme cela est encore trop peu fait, on explique que les dérèglements météorologiques actuels ne représentent nullement ce qui nous attend – quand la température aura encore augmenté, les effets seront bien plus dévastateurs.

Face à ces perspectives, les scénarios politiques sont limités. Théoriquement, un ou plusieurs partis proposant un programme de transition radicale pourraient remporter les élections, mais en pratique, un glissement vers la droite et le conservatisme est probable – et surtout, ces partis n’existent actuellement pas. D’autres réflexions finissent par douter de la capacité des systèmes démocratiques à prendre des décisions nécessaires à long terme, et à jalouser les « dictatures bienveillantes ». Lors des débats des dernières semaines, on a pu relever des propositions comme celle d’une transition imposée à la population par les élites politiques, ou celle d’un « conseil des sages » scientifique ayant un droit de veto… À défaut de vouloir s’engager dans ces raisonnements tortueux, il reste la voie royale, celle de faire confiance à la population au moins autant qu’aux élites. Pour mener à bien la grande transition, quel que soit le gouvernement en exercice, il faudra un large consensus sur une approche radicale, englobant la plupart des partis ainsi que les syndicats et les ONG. Notons que l’initiative « One Planet », lancée par le Conseil pour un développement durable, correspond à cette démarche pour ce qui est de la forme, sinon du contenu (voir encart).

Quel que soit le gouvernement issu des élections du 8 octobre, d’un côté la nécessité de la transition s’imposera, mais de l’autre les obstacles seront considérables. En premier lieu, il faudra du courage politique pour énoncer les évolutions inéluctables à moyen terme et en tirer les conséquences. Ainsi, la mobilité automobile (et l’organisation spatiale qui l’accompagne) n’est pas tenable. S’il n’est pas absurde de mener à bout tel contournement et de favoriser le passage aux voitures électriques, la priorité devrait être mise beaucoup plus clairement sur les autres moyens de transport. On en est loin : en dix ans, François Bausch a fait avancer de grands projets d’infrastructures de transports en commun, mais il a aussi ménagé le trafic automobile et a délaissé le vélo (sans vouloir évoquer les aménagements pour piéton-nes, qui devront pourtant, un jour, récupérer la priorité dans l’accès à l’espace public). En face, cependant, on relèvera non pas le manque de courage, mais l’aveuglement d’acteurs politiques allant de Déi Lénk et des syndicats jusqu’au centre droit et à l’ADR. Un aveuglement illustré récemment par les réactions agressives du collège échevinal de la capitale au projet d’un grand parking pour vélos place de la Gare, lancé par Bausch. Oui, le populisme conservateur peut s’appuyer sur les sentiments provoiture et antivélo au sein de la population, mais comment pourrait-il en être autrement tant que les voix articulant une vision durable de la mobilité restent minoritaires dans l’arène politique ?

Croissance, excroissance

Pour ce qui est de la question de la croissance, en plus du courage, il faudra de la clairvoyance. En effet, aussi bien les adversaires que les adeptes de la croissance du PIB luxembourgeois partent de l’idée que le système de pensions serait bâti sur des taux annuels de 4 pour cent et plus. Or cette relation n’est pas qualitative, mais quantitative : c’est le niveau généralement confortable des retraites qui est dépendant de la croissance, notamment en termes de main-d’œuvre. La perspective d’une baisse des retraites, dans des scénarios de moindre croissance, pose problème tant qu’on n’a pas réalisé que la transition entraînera bien d’autres pertes en termes de revenus – devant être compensées par la multiplication de services universels. C’est alors que le recours au « PIB du bien-être » s’imposera, afin de mesurer l’impact social des mesures écologiques et de leur accompagnement. Passer par exemple du tout-voiture à une mobilité alternative fera irrémédiablement descendre le PIB classique, tout en apportant, à moindre coût, un plus en termes de bien-être.

Si certains blocages face à la transition relèvent de l’opportunisme, l’obstacle du coût relève d’un optimisme injustifié. Pour « vendre » les politiques climatiques, leurs adeptes d’ici et d’ailleurs, depuis les verts jusqu’à Ursula von der Leyen, ont échafaudé des scénarios win-win-win. Les prix des énergies renouvelables baisseraient fortement parce que « le soleil est gratuit », au profit des entreprises comme de la population. La réalité risque d’être tout autre, comme l’a laissé entrevoir l’expert Hans van der Loo dans le cadre d’ECO2050. L’ancien cadre de Shell a évoqué l’âge des carburants bon marché, fondé sur de l’énergie solaire accumulée sur des millions d’années… et consommée en deux siècles. Exploiter directement l’énergie solaire à travers les éoliennes et les panneaux photovoltaïques sera selon lui nettement plus coûteux, du fait de la rareté des matières premières nécessaires aux installations de production. Les efforts des pays occidentaux pour garantir un accès à ce type de ressources confirment la thèse de van der Loo. En attendant des progrès décisifs en matière de recyclage, le monde risque au minimum de traverser quelques décennies d’énergie chère.

Le coût et le deal

Cela viendra s’ajouter aux coûts d’une transition sociale, rendue nécessaire par les changements structurels rapides de l’économie. Le greenbashing de l’ADR à coups de « Le vert, c’est cher » est évidemment absurde : la cause des renchérissements est à chercher dans la dépendance de notre modèle économique aux énergies fossiles. Par contre, reconnaître que la transition vers un autre modèle aura un coût non négligeable ferait du bien au reste de la classe politique. L’obstacle est de taille, alors que les dépenses pour le climat s’ajouteront à celles pour contrer la crise économique, sans parler, dans le cas du Luxembourg (mais pas seulement), de la crise du logement. Faire dans ce contexte campagne sur des baisses d’impôts, comme le font CSV et DP, frise l’irresponsabilité.

Que peut-on donc attendre d’un gouvernement qui, tôt ou tard, prendra conscience de l’urgence d’un tournant radical ? Qu’il organise un Zukunftsdësch, dont ressortirait une sorte de Green New Deal pour accompagner une transition juste. On peut retrouver une certaine prédisposition à une telle démarche du côté de partis comme Déi Gréng, Déi Lénk et le LSAP. Du côté du DP et des pirates, au moins une partie du leadership a signalé des ouvertures en ce sens ; quant au CSV, qui promet un peu tout, il faut plutôt chercher au second rang des personnalités crédibles sur ce sujet.

Ensuite, par-delà les partis, pour qu’un processus politique aboutisse à un consensus sur la transition, il faudrait aussi que syndicats, ONG environnementales et ONG sociales renouent avec une véritable discussion qui aborde les questions qui fâchent. Enfin, les mouvements climatiques radicaux, si importants pour faire bouger les choses, devront être reconnus comme « voix de la raison » par la politique, et il faudra les convaincre que le changement est vraiment en marche.

One Planet, le show

(lm) – L’appel lancé par le Conseil supérieur pour un développement durable (CSDD) a culminé avec une table ronde le 26 septembre aux Rotondes. L‘appel « One Planet Luxembourg » a été signé par plusieurs centaines d’individus et de nombreuses ONG, parmi lesquelles, outre les « usual suspects », on trouve une grande diversité d’associations comme Afrilanthropy, Amis du Tibet, Up-Foundation ou encore Mamie et moi. Quant à la table ronde, elle était « d’une tout autre nature et envergure » que les autres débats publics, dixit le CSDD. La salle était en tout cas bien remplie, et les partis invités étaient représentés par des têtes de liste. Il s’agissait des partis représentés à la Chambre, à l’exception de l’ADR, conformément à la logique du cordon sanitaire récemment lancé par le magazine forum. Cela a évidemment privé l’ultradroite d’une tribune supplémentaire, mais l’a aussi dispensée de se faire interpeller sur les contradictions de son pseudo-environnementalisme. L’événement était intéressant par moments, mais le côté bon enfant a permis aux partis de tous s’afficher écolos d’une manière ou d’une autre. C’était peut-être le but recherché, avec l’idée qu’il faudra de toute façon tous et toutes travailler ensemble. Malheureusement, dans la perspective d’un Green New Deal évoqué ci-contre, les réponses des partis étaient, à l’image des questions, trop floues. Cela caractérise d’ailleurs aussi le texte de l’appel, plein de bonnes intentions, mais avec lesquelles tout le monde peut être d’accord. Une soirée à visionner sur le site oneplanetluxembourg.lu et une initiative à suivre… après les élections.


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