L’exposition « Comment les nazis ont photographié leurs crimes », au Mémorial de la Shoah à Paris, présente deux centaines de photos qui constituent un inestimable décryptage de l’abomination perpétrée à Auschwitz-Birkenau en 1944.

Projection d’une version agrandie de l’Album d’Auschwitz au Mémorial de la Shoah, à Paris. (Photo : Nuno Lucas da Costa)
L’exposition s’insère dans la récente commémoration du 80e anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz-Birkenau par les troupes de l’Armée rouge le 27 janvier 1945. En même temps, l’expo n’est autre que la matérialisation du livre qui porte le même titre et deux des trois auteurs du livre, Tal Bruttmann et Christophe Kreutzmüller, en sont également les commissaires. Le travail accompli, autant pour le livre que pour l’exposition, est visiblement de longue haleine et l’analyse des photos n’est nullement une invitation à tomber dans le pathos.
Les photos furent prises par Bernard Walter et Ernst Hoffmann, deux nazis chargés de documenter la déportation et la sélection de la communauté juive de Hongrie. Quinze albums auraient été ainsi réalisés. Un seul nous est parvenu à ce jour. Il est surtout connu sous le nom de « L’Album d’Auschwitz » ou encore « L’Album de Lili Jacob », référence au nom de la rescapée qui le découvrit en 1945 lors de la libération des camps de concentration, mais auquel on n’accorda que véritablement de l’importance en 1980, à la suite de l’insistance de l’avocat et historien Serge Klarsfeld pour qu’il soit donné à Yad Vashem.
L’exposition occupe deux espaces majeurs et deux couloirs du premier étage du mémorial. La scénographie est au rendez-vous, notamment grâce aux nombreux supports multimédia et audiovisuels. Avant de s’immerger dans la folie apocalyptique nazie, le public passe par un couloir où il est mis en contexte avec plusieurs documents à l’appui, notamment de la presse de l’époque. Il lui est expliqué que bien que le camp d’Auschwitz avait commencé à gazer les premiers prisonniers en 1941, il atteignit l’apogée de l’abject avec la déportation de 420.000 Juifs de Hongrie, entre la mi-mai et le 9 juillet 1944. Dans son livre, Tal Bruttmann et ses co-auteurs estiment que durant cette période, 325.000 personnes furent gazées dans le cadre du « programme Hongrie ». Ce programme, conçu par l’idéologue de la solution finale, Adolf Eichmann, visait tout simplement à se débarrasser de ce qui constituait alors la plus grande communauté juive d’Europe, estimée à plus de 700.000 personnes. L’objectif du « programme Hongrie », qui ne fut pas atteint, visait l’extermination de 600.000 Juifs en trois mois.
Logistique de la mort
Dans les photos de Bernard Walter et Ernst Hoffmann, il était question de sublimer le fonctionnement de la déportation et de la sélection, et de mettre en valeur l’organisation de la machine à tuer nazie sans la montrer. Pour prendre conscience de toute la logistique scrupuleusement déployée pour exterminer tout un peuple, il suffit de comprendre qu’à l’arrivée à la « Bahnrampe » d’Auschwitz-Birkenau, la sélection des déporté·es était brutale et condamnait d’emblée les hommes et femmes affaibli·es, les personnes âgées et les enfants à la chambre à gaz. Comme une pendule oscillant entre « fähig » (apte) et « nicht fähig » (non-apte) et décidant ainsi du sort de la vie des gens, cette catégorisation provoque la nausée. Lorsque la survivante Lili Jacob Zelmanovic Meier trouva l’album dont est il question dans l’une des baraques des nazis, après la libération des camps de concentration, elle reconnut des membres de sa famille et de sa communauté lors de ce moment de sélection, et qui avaient connu un autre destin que le sien.
La singularité de l’expo réside dans la volonté de ne pas jouer le jeu des photographes nazis, notamment dans leur mise en scène. Même dissimulée, la violence est omniprésente. L’expo nous invite non seulement à observer les photos où l’on voit des milliers de personnes descendre de wagons à bestiaux, mais aussi à concevoir, par exemple, le voyage de plusieurs jours, sans nourriture adéquate et sans installations sanitaires. Sans parler de ce qui les attendait. Parmi tant d’autres photos, l’une retient notre attention, qui met en scène un groupe de femmes lors du processus de sélection et auquel le photographe a sûrement demandé de façon autoritaire de poser devant son appareil. Dans cette même photo, on remarquera une femme qui tire la langue, comme un geste de défi et de résistance. Une autre femme tient son mouchoir devant le nez, ne supportant sans doute pas l’odeur de la mort qui émanait des cheminées de fours crématoires.
D’autres photos, qui n’appartiennent pas à l’Album d’Auschwitz, se joignent à l’exposition. Il y a les photos d’Alberto Herrera, un prisonnier juif grec du « Sonderkommando », qui grâce à un appareil photo trouvé lors du tri des affaires des déporté·es et au péril de sa vie, parvint à photographier, dans un premier temps, un groupe de femmes se déshabillant avant d’entrer dans les chambres à gaz et, dans un deuxième, des corps brûlés dans des fosses. Ces photos ont une importance majeure, car ce sont les seules qui, à ce jour, montrent le paroxysme de la « Endlösung » à Auschwitz. Ce moment est parfaitement évoqué dans le film poignant de László Nemes « Le Fils de Saul ».
L’on trouve aussi une photo en couleur, chose rare pour l’époque, où l’on aperçoit Rudolf Höss, le superviseur de l’« opération Hongrie », dans un cadre familial idyllique, dans son jardin, situé non loin des usines de la mort. Ce moment nous renvoie bien sûr au film déconcertant « La Zone d’intérêt », de Jonathan Glazer.
Vents mauvais
Lors de la visite, il est quasi impossible de ne pas établir des liens entre l’avant-guerre, notamment les années 1930, et notre actualité. L’entretien téléphonique du 12 février dernier entre le patron de la Maison-Blanche et le chef du Kremlin restera sans doute dans l’histoire. En ayant engagé des discussions sur l’Ukraine sans l’Ukraine, l’administration Trump s’est comportée comme les Occidentaux, qui avaient offert les régions germanophones des Sudètes, en Tchécoslovaquie, à Hitler sur un plateau d’argent, lors des accords Munich, en 1938. Churchill, égal à lui-même, aurait alors lancé cette phrase prophétique : « Ils ont eu à choisir entre la guerre et le déshonneur ; ils ont choisi le déshonneur, et ils auront la guerre ». L’on peut encore évoquer l’humiliante absence de l’Europe à la table des négociations ou les diatribes de J. D. Vance, le vice-président américain, qui parvient à intellectualiser les imbécilités de Donald Trump sur la liberté d’expression en Europe. La même administration a aussi apporté un soutien décomplexé au parti d’extrême droite allemand AfD. Autant d’éléments qui ont eu pour décor la conférence sur la sécurité de Munich, à l’issue de laquelle l’Europe est confrontée à la question de savoir si les États-Unis sont toujours son allié.
Les interrogations qui nous envahissent lors de la visite de l’expo ne peuvent être que multiples et transversales dans le temps. L’exposition parvient ainsi non seulement à nous téléporter dans un passé ténébreux, pas si distant que cela, où, « le mal absolu » a été commis, selon Simone Veil, mais elle nous renvoie aussi à une effrayante actualité politique présente. À l’entrée de l’enceinte du mémorial, le message de la plaque commémorative est de prime abord simple et laconique, mais il résonne comme une perpétuelle alarme : « Souvenons-nous ». Les démagogues et populistes qui pullulent aujourd’hui ont compris qu’il est plus facile de stimuler les instincts primaires des gens que leur raison. Le 23 février dernier, le Luxembourg a commémoré la Journée nationale de la Résistance, qui rend hommage aux 23 résistants luxembourgeois exécutés le 25 février 1944., Albert Camus fut à juste titre cité, lors de cette cérémonie : « Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde. »